The Project Gutenberg EBook of Voyage au Centre de la Terre, by Jules Verne (#22 in our series by Jules Verne) Copyright laws are changing all over the world. Be sure to check the copyright laws for your country before downloading or redistributing this or any other Project Gutenberg eBook. This header should be the first thing seen when viewing this Project Gutenberg file. Please do not remove it. Do not change or edit the header without written permission. Please read the "legal small print," and other information about the eBook and Project Gutenberg at the bottom of this file. Included is important information about your specific rights and restrictions in how the file may be used. 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Nous remercions la Bibliotheque Nationale de France qui a mis a dispositions les images dans www://gallica.bnf.fr, et a donne l'authorization a les utilizer pour preparer ce texte. Editorial note: the runes in the text are represented by the last two hexadecimal digits of their Unicode encoding (from 16A0 to 16F0). We emphasize with _XY_ the runes that Verne emphasizes with serifs, and tanslitterates with uppecase. Note de l'editeur: les runes qui sont dans le texte sont representees par les deux dernieres chiffes hexadecimales de leur codage Unicode (de 16A0 a 16F0). On represente avec _XY_ les runes que Verne releve avec des serifs, et transcrit avec des majuscules. Jules Verne VOYAGE AU CENTRE DE LA TERRE I Le 24 mai 1863, un dimanche, mon oncle, le professeur Lidenbrock, revint precipitamment vers sa petite maison situee au numero 19 de Konig-strasse, l'une des plus anciennes rues du vieux quartier de Hambourg. La bonne Marthe dut se croire fort en retard, car le diner commencait a peine a chanter sur le fourneau de la cuisine. <> Et la bonne Marthe regagna son laboratoire culinaire. Je restai seul. Mais de faire entendre raison au plus irascible des professeurs, c'est ce que mon caractere un peu indecis ne me permettait pas. Aussi je me preparais a regagner prudemment ma petite chambre du haut, quand la porte de la rue cria sur ses gonds; de grands pieds firent craquer l'escalier de bois, et le maitre de la maison, traversant la salle a manger, se precipite aussitot dans son cabinet de travail. Mais, pendant ce rapide passage, il avait jete dans un coin sa canne a tete de casse-noisette, sur la table son large chapeau a poils rebrousses et a son neveu ces paroles retentissantes: <> Je n'avais pas eu le temps de bouger que le professeur me criait deja avec un vif accent d'impatience: <> Je m'elancai dans le cabinet de mon redoutable maitre. Otto Lidenbrock n'etait pas un mechant homme, j'en conviens volontiers; mais, a moins de changements improbables, il mourra dans la peau d'un terrible original. Il etait professeur au Johannaeum, et faisait un cours de mineralogie pendant lequel il se mettait regulierement en colere une fois ou deux. Non point qu'il se preoccupat d'avoir des eleves assidus a ses lecons, ni du degre d'attention qu'ils lui accordaient, ni du succes qu'ils pouvaient obtenir par la suite; ces details ne l'inquietaient guere. Il professait <>, suivant une expression de la philosophie allemande, pour lui et non pour les autres. C'etait un savant egoiste, un puits de science dont la poulie grincait quand on en voulait tirer quelque chose. En un mot, un avare. Il y a quelques professeurs de ce genre en Allemagne. Mon oncle, malheureusement, ne jouissait pas d'une extreme facilite de prononciation, sinon dans l'intimite, au moins quand il parlait en public, et c'est un defaut regrettable chez un orateur. En effet, dans ses demonstrations au Johannaeum, souvent le professeur s'arretait court; il luttait contre un mot recalcitrant qui ne voulait pas glisser entre ses levres, un de ces mots qui resistent, se gonflent et finissent par sortir sous la forme peu scientifique d'un juron. De la, grande colere. Il y a en mineralogie bien des denominations semi-grecques, semi-latines, difficiles a prononcer, de ces rudes appellations qui ecorcheraient les levres d'un poete. Je ne veux pas dire du mal de cette science. Loin de moi. Mais lorsqu'on se trouve en presence des cristallisations rhomboedriques, des resines retinasphaltes, des ghelenites, des tangasites, des molybdates de plomb, des tungstates de manganese et des titaniates de zircone, il est permis a la langue la plus adroite de fourcher. Or, dans la ville, on connaissait cette pardonnable infirmite de mon oncle, et on, en abusait, et on l'attendait aux passages dangereux, et il se mettait en fureur, et l'on riait, ce qui n'est pas de bon gout, meme pour des Allemands. S'il y avait donc toujours grande affluence d'auditeurs aux cours de Lidenbrock, combien les suivaient assidument qui venaient surtout pour se derider aux belles coleres du professeur! Quoi qu'il en soit, mon oncle, je ne saurais trop le dire, etait un veritable savant. Bien qu'il cassat parfois ses echantillons a les essayer trop brusquement, il joignait au genie du geologue l'oeil du mineralogiste. Avec son marteau, sa pointe d'acier, son aiguille aimantee, son chalumeau et son flacon d'acide nitrique, c'etait un homme tres fort. A la cassure, a l'aspect, a la durete, a la fusibilite, au son, a l'odeur, au gout d'un mineral quelconque, il le classait sans hesiter parmi les six cents especes que la science compte aujourd'hui. Aussi le nom de Lidenbrock retentissait avec honneur dans les gymnases et les associations nationales. MM. Humphry Davy, de Humboldt, les capitaines Franklin et Sabine, ne manquerent pas de lui rendre visite a leur passage a Hambourg. MM. Becquerel, Ebelmen, Brewater, Dumas, Milne-Edwards, aimaient a le consulter sur des questions les plus palpitantes de la chimie. Cette science lui devait d'assez belles decouvertes, et, en 1853, il avait paru a Leipzig un _Traite de Cristallographie transcendante_, par le professeur Otto Lidenbrock, grand in-folio avec planches, qui cependant ne fit pas ses frais. Ajoutez a cela que mon oncle etait conservateur du musee mineralogique de M. Struve, ambassadeur de Russie, precieuse collection d'une renommee europeenne. Voila donc le personnage qui m'interpellait avec tant d'impatience. Representez-vous un homme grand, maigre, d'une sante de fer, et d'un blond juvenile qui lui otait dix bonnes annees de sa cinquantaine. Ses gros yeux roulaient sans cesse derriere des lunettes considerables; son nez, long et mince, ressemblait a une lame affilee; les mechants pretendaient meme qu'il etait aimante et qu'il attirait la limaille de fer. Pure calomnie; il n'attirait que le tabac, mais en grande abondance, pour ne point mentir. Quand j'aurai ajoute que mon oncle faisait des enjambees mathematiques d'une demi-toise, et si je dis qu'en marchant il tenait ses poings solidement fermes, signe d'un temperament impetueux, on le connaitra assez pour ne pas se montrer friand de sa compagnie. Il demeurait dans sa petite maison de Konigstrasse, une habitation moitie bois, moitie brique, a pignon dentele; elle donnait sur l'un de ces canaux sinueux qui se croisent au milieu du plus ancien quartier de Hambourg que l'incendie de 1842 a heureusement respecte. La vieille maison penchait un peu, il est vrai, et tendait le ventre aux passants; elle portait son toit incline sur l'oreille, comme la casquette d'un etudiant de la Tugendbund; l'aplomb de ses lignes laissait a desirer; mais, en somme, elle se tenait bien, grace a un vieil orme vigoureusement encastre dans la facade, qui poussait au printemps ses bourgeons en fleurs a travers les vitraux des fenetres. Mon oncle ne laissait pas d'etre riche pour un professeur allemand. La maison lui appartenait en toute propriete, contenant et contenu. Le contenu, c'etait sa filleule Grauben, jeune Virlandaise de dix-sept ans, la bonne Marthe et moi. En ma double qualite de neveu et d'orphelin, je devins son aide-preparateur dans ses experiences. J'avouerai que je mordis avec appetit aux sciences geologiques; j'avais du sang de mineralogiste dans les veines, et je ne m'ennuyais jamais en compagnie de mes precieux cailloux. En somme, on pouvait vivre heureux dans cette maisonnette de Konig-strasse, malgre les impatiences de son proprietaire, car, tout en s'y prenant d'une facon un peu brutale, celui-ci ne m'en aimait pas moins. Mais cet homme-la ne savait pas attendre, et il etait plus presse que nature. Quand, en avril, il avait plante dans les pots de faience de son salon des pieds de reseda ou de volubilis, chaque matin il allait regulierement les tirer par les feuilles afin de hater leur croissance. Avec un pareil original, il n'y avait qu'a obeir. Je me precipitai donc dans son cabinet. II Ce cabinet etait un veritable musee. Tous les echantillons du regne mineral s'y trouvaient etiquetes avec l'ordre le plus parfait, suivant les trois grandes divisions des mineraux inflammables, metalliques et lithoides. Comme je les connaissais, ces bibelots de la science mineralogique! Que de fois, au lieu de muser avec des garcons de mon age, je m'etais plu a epousseter ces graphites, ces anthracites, ces houilles, ces lignites, ces tourbes! Et les bitumes, les resines, les sels organiques qu'il fallait preserver du moindre atome de poussiere! Et ces metaux, depuis le fer jusqu'a l'or, dont la valeur relative disparaissait devant l'egalite absolue des specimens scientifiques! Et toutes ces pierres qui eussent suffi a reconstruire la maison de Konig-strasse, meme avec une belle chambre de plus, dont je me serais si bien arrange! Mais, en entrant dans le cabinet, je ne songeais guere a ces merveilles. Mon oncle seul occupait ma pensee. Il etait enfoui dans son large fauteuil garni de velours d'Utrecht, et tenait entre les mains un livre qu'il considerait avec la plus profonde admiration. <> s'ecriait-il. Cette exclamation me rappela que le professeur Lidenbrock etait aussi bibliomane a ses moments perdus; mais un bouquin n'avait de prix a ses yeux qu'a la condition d'etre introuvable, ou tout au moins illisible. <> repondis-je avec un enthousiasme de commande. En effet, a quoi bon ce fracas pour un vieil in-quarto dont le dos et les plats semblaient faits d'un veau grossier, un bouquin jaunatre auquel pendait un signet decolore? Cependant les interjections admiratives du professeur ne discontinuaient pas. <> En parlant ainsi, mon oncle ouvrait et fermait successivement le vieux bouquin, Je ne pouvais faire moins que de l'interroger sur son contenu, bien que cela ne m'interessat aucunement. <> repliquai-je avec l'accent d'un homme blesse dans son amour-propre. Mais mon oncle continua de plus belle, et m'instruisit, malgre moi, de choses que je ne tenais guere a savoir. <> Ma foi, faute de replique, j'allais me prosterner, genre de reponse qui doit plaire aux dieux comme aux rois, car elle a l'avantage de ne jamais les embarrasser, quand un incident vint detourner le cours de la conversation. Ce fut l'apparition d'un parchemin crasseux qui glissa du bouquin et tomba a terre. Mon oncle se precipita sur ce brimborion avec une avidite facile a comprendra. Un vieux document, enferme peut-etre depuis un temps immemorial dans un vieux livre, ne pouvait manquer d'avoir un haut prix a ses yeux. <> s'ecria-t-il. Et, en meme temps, il deployait soigneusement sur sa table un morceau de parchemin long de cinq pouces, large de trois, et sur lequel s'allongeaient, en lignes transversales, des caracteres de grimoire. En voici le fac-simile exact. Je tiens a faire connaitre ces signes bizarres, car ils amenerent le professeur Lidenbrock et son neveu a entreprendre la plus etrange expedition du dix-neuvieme siecle: EF . E6 B3 DA DA BC C5 BC E6 C5 A2 C5 DA BC C5 C5 B4 C1 A6 C5 BC CE CF BC BC D8 A0 A2 B3 CF C5 C1 C5 A0 B3 C1 C5 A6 E6 B4 C5 B4 CF , BC D0 D8 B3 D0 CF E6 D0 CF C5_BC_ _BC_D0 AD A6 E6 E6 B3 C5 D8 CF B3 D0 C5_C1_ B3 A2 D0 C5 B4 CF E6 E6 C1 DA_BC_D0 _D0_CF A2 D0 D0 E6 . B3 BC B4 E6 B4 C1 C5 D0 D0 B2 BC B4 B4 A6 E6 D8 C1 C5 C5 A2 CF A2 DA A0 E6 D0 B3 CF A2 A6 CF , C1 D0 B4 AD BC C5 C1 B2 AD _B4_C5 A6 C1 C1_E6_ Le professeur considera pendant quelques instants cette serie de caracteres; puis il dit en relevant ses lunettes: <> Comme le runique me paraissait etre une invention de savants pour mystifier le pauvre monde, je ne fus pas fache de voir que mon oncle n'y comprenait rien. Du moins, cela me sembla ainsi au mouvement de ses doigts qui commencaient a s'agiter terriblement. <> murmurait-il entre ses dents. Et le professeur Lidenbrock devait bien s'y connaitre, car il passait pour etre un veritable polyglotte. Non pas qu'il parlat couramment les deux mille langues et les quatre mille idiomes employes a la surface du globe, mais enfin il en savait sa bonne part. Il allait donc, en presence de cette difficulte, se livrer a toute l'impetuosite de son caractere, et je prevoyais une scene violente, quand deux heures sonnerent au petit cartel de la cheminee. Aussitot la bonne Marthe ouvrit la porte du cabinet en disant: <> Marthe s'enfuit; je volai sur ses pas, et, sans savoir comment, je me trouvai assis a ma place habituelle dans la salle a manger. J'attendis quelques instants. Le professeur ne vint pas. C'etait la premiere fois, a ma connaissance, qu'il manquait a la solennite du diner. Et quel diner, cependant! une soupe au persil, une omelette au jambon relevee d'oseille a la muscade, une longe de veau a la compote de prunes, et, pour dessert, des crevettes au sucre, le tout arrose d'un joli vin de la Moselle. Voila ce qu'un vieux papier allait couter a mon oncle. Ma foi, en qualite de neveu devoue, je me crus oblige de manger pour lui, et meme pour moi. Ce que je fis en conscience. <> reprenait la vieille servante en hochant la tete. Dans mon opinion, cela ne presageait rien, sinon une scene epouvantable, quand mon oncle trouverait son diner devore. J'en etais a ma derniere crevette, lorsqu'une voix retentissante m'arracha aux voluptes du dessert. Je ne fis qu'un bond de la salle dans le cabinet. III <> Un geste violent acheva sa pensee. <> En un instant je fus pret. <> La dictee commenca. Je m'appliquai de mon mieux; chaque lettre fut appelee l'une apres l'autre, et forma l'incomprehensible succession des mots suivants: mm . r n l l s e s r e u e l s e e c J d e s g t s s m f u n t e i e f n i e d r k e k t , s a m n a t r a t e S S a o d r r n e m t n a e I n u a e c t r r i l S a A t u a a r . n s c r c i e a a b s c c d r m i e e u t u l f r a n t u d t , i a c o s e i b o K e d i i Y Quand ce travail fut termine, mon oncle prit vivement la feuille sur laquelle je venais d'ecrire, et il l'examina longtemps avec attention. <> repetait-il machinalement. Sur l'honneur, je n'aurais pas pu le lui apprendre. D'ailleurs il ne m'interrogea pas a cet egard, et il continua de se parler a lui-meme: <> Pour mon compte, je pensais qu'il n'y avait absolument rien, mais je gardai prudemment mon opinion. Le professeur prit alors le livre et le parchemin, et les compara tous les deux. <> Cela j'en conviens, me parut assez logique. <> Mon oncle releva ses lunettes, prit une forte loupe, et passa soigneusement en revue les premieres pages du livre. Au verso de la seconde, celle du faux titre, il decouvrit une sorte de macule, qui faisait a l'oeil l'effet d'une tache d'encre. Cependant, en y regardant de pres, on distinguait quelques caracteres a demi effaces. Mon oncle comprit que la etait le point interessant; il s'acharna donc sur la macule et, sa grosse loupe aidant, il finit par reconnaitre les signes que voici, caracteres runiques qu'il lut sans hesiter: D0 E6 B3 C5 BC D0 B4 B3 A2 BC BC C5 EF <> Je regardai mon oncle avec une certaine admiration. <> L'imagination du professeur s'enflammait a cette hypothese. <> Cela ne doit pas etre difficile.>> A ces mots, je relevai vivement la tete. Mon oncle reprit son soliloque: <> Ces conclusions etaient fort justes. <> C'est la que j'attendais mon savant, chez lequel cependant je decouvrais un profond analyste. <> Je sautai sur ma chaise. Mes souvenirs de latiniste se revoltaient contre la pretention que cette suite de mots baroques put appartenir a la douce langue de Virgile. <> d'autres ou les voyelles, au contraire, abondent, le cinquieme, par exemple, <> ou l'avant-dernier <> Or, cette disposition n'a evidemment pas ete combinee; elle est donnee _mathematiquement_ par la raison inconnue qui a preside a la succession de ces lettres. Il me parait certain que la phrase primitive a ete ecrite regulierement, puis retournee suivant une loi qu'il faut decouvrir. Celui qui possederait la clef de ce <> le lirait couramment. Mais quelle est cette clef? Axel, as-tu cette clef?>> A cette question je ne repondis rien, et pour cause. Mes regards s'etaient arretes sur un charmant portrait suspendu au mur, le portrait de Grauben. La pupille de mon oncle se trouvait alors a Altona, chez une de ses parentes, et son, absence me rendait fort triste, car, je puis l'avouer maintenant, la jolie Virlandaise et le neveu du professeur s'aimaient avec toute la patience et toute la tranquillite allemandes; nous nous etions fiances a l'insu de mon oncle, trop geologue pour comprendre de pareils sentiments. Grauben etait une charmante jeune fille blonde aux yeux bleus, d'un caractere un peu grave, d'un esprit un peu serieux; mais elle ne m'en aimait pas moins; pour mon compte, je l'adorais, si toutefois ce verbe existe dans la langue tudesque! L'image de ma petite Virlandaise me rejeta donc, en un instant, du monde des realites dans celui des chimeres, dans celui des souvenirs. Je revis la fidele compagne de mes travaux et de mes plaisirs. Elle m'aidait a ranger chaque jour les precieuses pierres de mon oncle; elle les etiquetait avec moi. C'etait une tres forte mineralogiste que mademoiselle Grauben! Elle aimait a approfondir les questions ardues de la science. Que de douces heures nous avions passees a etudier ensemble, et combien j'enviai souvent le sort de ces pierres insensibles qu'elle maniait de ses charmantes mains. Puis, l'instant de la recreation venue, nous sortions tous les deux; nous prenions par les allees touffues de l'Alsser, et nous nous rendions de compagnie au vieux moulin goudronne qui fait si bon effet a l'extremite du lac; chemin faisant, on causait en se tenant par la main; je lui racontais des choses dont elle riait de son mieux; on arrivait ainsi jusqu'au bord de l'Elbe, et, apres avoir dit bonsoir aux cygnes qui nagent parmi les grands nenuphars blancs, nous revenions au quai par la barque a vapeur. Or, j'en etais la de mon reve, quand mon oncle, frappant la table du poing, me ramena violemment a la realite. <> Je compris ce dont il s'agissait, et immediatement j'ecrivis de haut en bas: J m n e , b e e , t G e t' b m i r n a i a t a ! i e p e u <> Je ne puis m'empecher de trouver ces remarques fort ingenieuses. <> fit le professeur. Oui, sans m'en douter, en amoureux maladroit, j'avais trace cette phrase compromettante! <> Mon oncle, retombe dans son absorbante contemplation, oubliait deja mes imprudentes paroles. Je dis imprudentes, car la tete du savant ne pouvait comprendre les choses du coeur. Mais, heureusement, la grande affaire du document l'emporta. Au moment de faire son experience capitale, les yeux du professeur Lidenbrock lancerent des eclairs a travers ses lunettes; ses doigts tremblerent, lorsqu'il reprit le vieux parchemin; il etait serieusement emu. Enfin il toussa fortement, et d'une voix grave, appelant successivement la premiere lettre, puis la seconde de chaque mot; il me dicta la serie suivante: _mmessunkaSenrA.icefdoK.segnittamurtn ecertserrette,rotaivsadua,ednecsedsadne lacartniiiluJsiratracSarbmutabiledmek meretarcsilucoYsleffenSnI_ En finissant, je l'avouerai, j'etais emotionne, ces lettres, nommees une a une, ne m'avaient presente aucun sens a l'esprit; j'attendais donc que le professeur laissat se derouler pompeusement entre ses levres une phrase d'une magnifique latinite. Mais, qui aurait pu le prevoir! Un violent coup de poing ebranla la table. L'encre rejaillit, la plume me sauta des mains. <> Puis, traversant le cabinet comme un boulet, descendant l'escalier comme une avalanche, il se precipita dans Konig-strasse, et s'enfuit a toutes jambes. IV <> Je n'osai pas avouer qu'avec un homme aussi absolu que mon oncle, c'etait un sort inevitable. La vieille servante, serieusement alarmee, retourna dans sa cuisine en gemissant. Quand je fus seul, l'idee me vint d'aller tout conter a Grauben; mais comment quitter la maison? Et s'il m'appelait? Et s'il voulait recommencer ce travail logogriphique, qu'on eut vainement propose au vieil OEdipe! Et si je ne repondais pas a son appel, qu'adviendrait-il? Le plus sage etait de rester. Justement, un mineralogiste de Besancon venait de nous adresser une collection de geodes siliceuses qu'il fallait classer. Je me mis au travail. Je triai, j'etiquetai, je disposai dans leur vitrine toutes ces pierres creuses au-dedans desquelles s'agitaient de petits cristaux. Mais cette occupation ne m'absorbait pas; l'affaire du vieux document ne laissait point de me preoccuper etrangement. Ma tete bouillonnait, et je me sentais pris d'une vague inquietude. J'avais le pressentiment d'une catastrophe prochaine. Au bout d'une heure, mes geodes etaient etagees avec ordre. Je me laissai aller alors dans le grand fauteuil d'Utrecht, les bras ballants et la tete renversee. J'allumai ma pipe a long tuyau courbe, dont le fourneau sculpte representait une naiade nonchalamment etendue; puis, je m'amusai a suivre les progres de la carbonisation, qui de ma naiade faisait peu a peu une negresse accomplie. De temps en temps, j'ecoutais si quelque pas retentissait dans l'escalier. Mais non. Ou pouvait etre mon oncle en ce moment? Je me le figurais courant sous les beaux arbres de la route d'Altona, gesticulant, tirant au mur avec sa canne, d'un bras violent battant les herbes, decapitant les chardons et troublant dans leur repos les cigognes solitaires. Rentrerait-il triomphant ou decourage? Qui aurait raison l'un de l'autre, du secret ou de lui? Je m'interrogeais ainsi, et, machinalement, je pris entre mes doigts la feuille de papier sur laquelle s'allongeait l'incomprehensible serie des lettres tracees par moi. Je me repetais: <> Je cherchai a grouper ces lettres de maniere a former des mots. Impossible. Qu'on les reunit par deux, trois, ou cinq, ou six, cela ne donnait absolument rien d'intelligible; il y avait bien les quatorzieme; quinzieme et seizieme lettres qui faisaient le mot anglais <>, et la quatre-vingt-quatrieme, la quatre-vingt-cinquieme et la quatre-vingt-sixieme formaient le mot <>. Enfin, dans le corps du document, et a la deuxieme et a la troisieme ligne, je remarquai aussi les mots latins <>, <>, <>, <>, <>. <> qui se traduit par <>. Il est vrai qu'a la troisieme, on lit le mot <> de tournure parfaitement hebraique, et a la derniere, les vocables <>, <>, <>, qui sont purement francais.>> Il y avait la de quoi perdre la tete! Quatre idiomes differents dans cette phrase absurde! Quel rapport pouvait-il exister entre les mots <> Le premier et le dernier seuls se rapprochaient facilement; rien d'etonnant que, dans un document ecrit en Islande, il fut question d'une <>. Mais de la a comprendre le reste du cryptogramme, c'etait autre chose. Je me debattais donc contre une insoluble difficulte; mon cerveau s'echauffait; mes yeux clignaient sur la feuille de papier; les cent trente-deux lettres semblaient voltiger autour de moi, comme ces larmes d'argent qui glissent dans l'air autour de notre tete, lorsque le sang s'y est violemment porte. J'etais en proie a une sorte d'hallucination; j'etouffais; il me fallait de l'air. Machinalement, je m'eventai avec la feuille de papier, dont le verso et le recto se presenterent successivement a mes regards. Quelle fut ma surprise, quand, dans l'une de ces voltes rapides, au moment ou le verso se tournait vers moi, je crus voir apparaitre des mots parfaitement lisibles, des mots latins, entre autres <> et <> Soudain une lueur se fit dans mon esprit; ces seuls indices me firent entrevoir la verite; j'avais decouvert la loi du chiffre. Pour lire ce document, il n'etait pas meme necessaire de le lire a travers la feuille retournee! Non. Tel il etait, tel il m'avait ete dicte, tel il pouvait etre epele couramment. Toutes les ingenieuses combinaisons du professeur se realisaient; il avait eu raison pour la disposition des lettres, raison pour la langue du document! Il s'en fallut d'un <> qu'il put lire d'un bout a l'autre cette phrase latine, et ce <>, le hasard venait de me le donner! On comprend si je fus emu! Mes yeux se troublerent. Je ne pouvais m'en servir. J'avais etale la feuille de papier sur la table. Il me suffisait d'y jeter un regard pour devenir possesseur du secret. Enfin je parvins a calmer mon agitation. Je m'imposai la loi de faire deux fois le tour de la chambre pour apaiser mes nerfs, et je revins m'engouffrer dans le vaste fauteuil. <>, m'ecriai-je, apres avoir refait dans mes poumons une ample provision d'air. Je me penchai sur la table; je posai mon doigt successivement sur chaque lettre, et, sans m'arreter, sans hesiter, un instant, je prononcai a haute voix la phrase tout entiere. Mais quelle stupefaction, quelle terreur m'envahit! Je restai d'abord comme frappe d'un coup subit. Quoi! ce que je venais d'apprendre s'etait accompli! un homme avait eu assez d'audace pour penetrer! ... <> J'etais dans une surexcitation difficile a peindre. <> Il y avait un reste de feu dans la cheminee. Je saisis non seulement la feuille de papier, mais le parchemin de Saknussem; d'une main febrile j'allais precipiter le tout sur les charbons et aneantir ce dangereux secret, quand la porte du cabinet s'ouvrit. Mon oncle parut. V Je n'eus que le temps de replacer sur la table le malencontreux document. Le professeur Lidenbrock paraissait profondement absorbe. Sa pensee dominante ne lui laissait pas un instant de repit; il avait evidemment scrute, analyse l'affaire, mis en oeuvre toutes les ressources de son imagination pendant sa promenade, et il revenait appliquer quelque combinaison nouvelle. En effet, il s'assit dans son fauteuil, et, la plume a la main, il commenca a etablir des formules qui ressemblaient a un calcul algebrique. Je suivais du regard sa main fremissante; je ne perdais pas un seul de ses mouvements. Quelque resultat inespere allait-il donc inopinement se produire? Je tremblais, et sans raison, puisque la vraie combinaison, la <> etant deja trouvee, toute autre recherche devenait forcement vaine. Pendant trois longues heures, mon oncle travailla sans parler, sans lever la tete, effacant, reprenant, raturant, recommencant mille fois. Je savais bien que, s'il parvenait a arranger des lettres suivant toutes les positions relatives qu'elles pouvaient occuper, la phrase se trouverait faite. Mais je savais aussi que vingt lettres seulement peuvent former deux quintillions, quatre cent trente-deux quatrillions, neuf cent deux trillions, huit milliards, cent soixante-seize millions, six cent quarante mille combinaisons. Or, il y avait cent trente-deux lettres dans la phrase, et ces cent trente-deux lettres donnaient un nombre de phrases differentes compose de cent trente-trois chiffres au moins, nombre presque impossible a enumerer et qui echappe a toute appreciation. J'etais rassure sur ce moyen heroique de resoudre le probleme. Cependant le temps s'ecoulait; la nuit se fit; les bruits de la rue s'apaiserent; mon oncle, toujours courbe sur sa tache, ne vit rien, pas meme la bonne Marthe qui entr'ouvrit la porte; il n'entendit rien, pas meme la voix de cette digne servante, disant: <> Aussi Marthe dut-elle s'en aller sans reponse: pour moi, apres avoir resiste pendant quelque temps, je fus pris d'un invincible sommeil, et je m'endormis sur un bout du canape, tandis que mon oncle Lidenbrock calculait et raturait toujours. Quand je me reveillai, le lendemain, l'infatigable piocheur etait encore au travail. Ses yeux rouges, son teint blafard, ses cheveux entremeles sous sa main fievreuse, ses pommettes empourprees indiquaient assez sa lutte terrible avec l'impossible, et, dans quelles fatigues de l'esprit, dans quelle contention du cerveau, les heures durent s'ecouler pour lui. Vraiment, il me fit pitie. Malgre les reproches que je croyais etre en droit de lui faire, une certaine emotion me gagnait. Le pauvre homme etait tellement possede de son idee, qu'il oubliait de se mettre en colere; toutes ses forces vives se concentraient sur un seul point, et, comme elles ne s'echappaient pas par leur exutoire ordinaire, on pouvait craindre que leur tension ne le fit eclater d'un instant a l'autre. Je pouvais d'un geste desserrer cet etau de fer qui lui serrait le crane, d'un mot seulement! Et je n'en fis rien. Cependant j'avais bon coeur. Pourquoi restai-je muet en pareille circonstance? Dans l'interet meme de mon oncle. <>, et que j'en serais alors pour mes frais d'abstinence. Ces raisons, que j'eusse rejetees la veille avec indignation, me parurent excellentes; je trouvai meme parfaitement absurde d'avoir attendu si longtemps, et mon parti fut pris de tout dire. Je cherchais donc une entree en matiere, pas trop brusque, quand le professeur se leva, mit son chapeau et se prepara a sortir. Quoi, quitter la maison, et nous enfermer encore! Jamais. <> dis-je. Il ne parut pas m'entendre. <> Le professeur me regarda par-dessus ses lunettes; il remarqua sans doute quelque chose d'insolite dans ma physionomie, car il me saisit vivement le bras, et, sans pouvoir parler, il m'interrogea du regard. Cependant jamais demande ne fut formulee d'une facon plus nette. Je remuai la tete de haut en bas. Il secoua la sienne avec une sorte de pitie, comme s'il avait affaire a un fou. Je fis un geste plus affirmatif. Ses yeux brillerent d'un vif eclat; sa main devint menacante. Cette conversation muette dans ces circonstances eut interesse le spectateur le plus indifferent. Et vraiment j'en arrivais a ne plus oser parler, tant je craignais que mon oncle ne m'etouffat dans les premiers embrassements de sa joie. Mais il devint si pressant qu'il fallut repondre. <> Je n'avais pas acheve ma phrase que le professeur poussait un cri, mieux qu'un cri, un veritable rugissement! Une revelation venait de se faire, dans son esprit. Il etait transfigure. <> Et se precipitant sur la feuille de papier, l'oeil trouble, la voix emue, il lut le document tout entier, en remontant de la derniere lettre a la premiere. Il etait concu en ces termes: _In Sneffels Yoculis craterem kem delibat umbra Scartaris Julii intra calendas descende, audas viator, et terrestre centrum attinges. Kod feci. Arne Saknussem_. Ce qui, de ce mauvais latin, peut etre traduit ainsi: _Descends dans le cratere du Yocul de Sneffels que l'ombre du Scartaris vient caresser avant les calendes de Juillet, voyageur audacieux, et tu parviendras au centre de la Terre. Ce que j'ai fait. Arne Saknussemm_, Mon oncle, a cette lecture, bondit comme s'il eut inopinement touche une bouteille de Leyde. Il etait magnifique d'audace, de joie et de conviction. Il allait et venait; il prenait sa tete a deux mains; il deplacait les sieges; il empilait ses livres; il jonglait, c'est a ne pas le croire, avec ses precieuses geodes; il lancait un coup de poing par-ci, une tape par-la. Enfin ses nerfs se calmerent et, comme un homme epuise par une trop grande depense de fluide, il retomba dans son fauteuil. <> repondit l'impitoyable professeur en entrant dans la salle a manger. VI A ces paroles, un frisson me passa par tout le corps. Cependant je me contins. Je resolus meme de faire bonne figure. Des arguments scientifiques pouvaient seuls arreter le professeur Lidenbrock; or, il y en avait, et de bons, contre la possibilite d'un pareil voyage. Aller au centre de la terre! Quelle folie! Je reservai ma dialectique pour le moment opportun, et je m'occupai du repas. Inutile de rapporter les imprecations de mon oncle devant la table desservie. Tout s'expliqua. La liberte fut rendue a la bonne Marthe. Elle courut au marche et fit si bien, qu'une heure apres ma faim etait calmee, et je revenais au sentiment de la situation. Pendant le repas, mon oncle fut presque gai; il lui echappait de ces plaisanteries de savant qui ne sont jamais bien dangereuses. Apres le dessert, il me fit signe de le suivre dans son cabinet. J'obeis. Il s'assit a un bout de sa table de travail, et moi a l'autre. <> Ce dernier mot, un peu hasarde, je regrettai presque de l'avoir prononce; le professeur fronca son epais sourcil, et je craignais d'avoir compromis les suites de cette conversation. Heureusement il n'en fut rien. Mon severe interlocuteur ebaucha une sorte de sourire sur ses levres et repondit: <> Je me levai, et, grace a ces indications precises, je trouvai rapidement l'atlas demande. Mon oncle l'ouvrit et dit: <> Je me penchai sur la carte. <> en islandais, et, sous la latitude elevee de l'Islande, la plupart des eruptions se font jour a travers les couches de glace. De la cette denomination de Yocul appliquee a tous les monts ignivomes de l'ile. --Bien, repondis-je, mais qu'est-ce que le Sneffels?>> J'esperais qu'a cette demande il n'y aurait pas de reponse. Je me trompais. Mon oncle reprit: <> A ces affirmations positives je n'avais absolument rien a repondre; je me rejetai donc sur les autres obscurites que renfermait le document. <> Mon oncle prit quelques moments de reflexion. J'eus un instant d'espoir, mais un seul, car bientot il me repondit en ces termes: <> Decidement mon oncle avait reponse a tout. Je vis bien qu'il etait inattaquable sur les mots du vieux parchemin. Je cessai donc de le presser a ce sujet, et, comme il fallait le convaincre avant tout, je passais aux objections scientifiques, bien autrement graves, a mon avis. <> Je vis qu'il se moquait de moi, mais je continuai neanmoins. <> Mon oncle placant la question sur le terrain des hypotheses, je n'eus rien a repondre. <> Vraiment, je commencais a etre ebranle par les arguments du professeur; il les faisait valoir d'ailleurs avec sa passion et son enthousiasme habituels. <> VII Ainsi se termina cette memorable seance. Cet entretien me donna la fievre. Je sortis du cabinet de mon oncle comme etourdi, et il n'y avait pas assez d'air dans les rues de Hambourg pour me remettre, je gagnai donc les bords de l'Elbe, du cote du bac a vapeur qui met la ville en communication avec le chemin de fer de Harbourg Etais-je convaincu de ce que je venais d'apprendre? N'avais-je pas subi la domination du professeur Lidenbrock? Devais-je prendre au serieux sa resolution d'aller au centre du massif terrestre? Venais-je d'entendre les speculations insensees d'un fou ou les deductions scientifiques d'un grand genie? En tout cela, ou s'arretait la verite, ou commencait l'erreur? Je flottais entre mille hypotheses contradictoires, sans pouvoir m'accrocher a aucune, Cependant je me rappelais avoir ete convaincu, quoique mon enthousiasme commencat a se moderer; mais j'aurais voulu partir immediatement et ne pas prendre le temps de la reflexion. Oui, le courage ne m'eut pas manque pour boucler ma valise en ce moment. Il faut pourtant l'avouer, une heure apres, cette surexcitation tomba; mes nerfs se detendirent, et des profonds abimes de la terre je remontai a sa surface. <> Cependant j'avais suivi les bords de l'Elbe et tourne la ville. Apres avoir remonte le port, j'etais arrive a la route d'Altona. Un pressentiment me conduisait, pressentiment justifie, car j'apercus bientot ma petite Grauben qui, de son pied leste, revenait bravement a Hambourg. <> lui criai-je de loin. La jeune fille s'arreta, un peu troublee, j'imagine, de s'entendre appeler ainsi sur une grande route. En dix pas je fus pres d'elle. <> Mais, en me regardant, Grauben ne put se meprendre a mon air inquiet, bouleverse. <> m'ecriai-je. En deux secondes et en trois phrases ma jolie Virlandaise etait au courant de la situation. Pendant quelques instants elle garda le silence. Son coeur palpitait-il a l'egal du mien? je l'ignore, mais sa main ne tremblait pas dans la mienne. Nous fimes une centaine de pas sans parler. <> Je bondis a ces mots. <> Ah! femmes, jeunes filles, coeurs feminins toujours incomprehensibles! Quand vous n'etes pas les plus timides des etres, vous en etes les plus braves! La raison n'a que faire aupres de vous. Quoi! cette enfant m'encourageait a prendre part a cette expedition! Elle n'eut pas craint de tenter l'aventure. Elle m'y poussait, moi qu'elle aimait cependant! J'etais deconcerte et, pourquoi ne pas le dire, honteux. <> Grauben et moi, nous tenant par la main, mais gardant un profond silence, nous continuames notre chemin, j'etais brise par les emotions de la journee. <> La nuit etait venue quand nous arrivames a la maison de Konig-strasse. Je m'attendais a trouver la demeure tranquille, mon oncle couche suivant son habitude et la bonne Marthe donnant a la salle a manger le dernier coup de plumeau du soir. Mais j'avais compte sans l'impatience du professeur. Je le trouvai criant, s'agitant au milieu d'une troupe de porteurs qui dechargeaient certaines marchandises dans l'allee; la vieille servante ne savait ou donner de la tete. <> Je demeurai stupefait. La voix me manquait pour parler. C'est a peine si mes levres purent articuler ces mots: <> Je ne pus en entendre davantage, et je m'enfuis dans ma petite chambre. Il n'y avait plus a en douter; mon oncle venait d'employer son apres-midi a se procurer une partie des objets et ustensiles necessaires a son voyage; l'allee etait encombree d'echelles de cordes a noeuds, de torches, de gourdes, de crampons de fer, de pics, de batons ferres, de pioches, de quoi charger dix hommes au moins. Je passai une nuit affreuse. Le lendemain je m'entendis appeler de bonne heure. J'etais decide a ne pas ouvrir ma porte. Mais le moyen de resistera la douce voix qui prononcait ces mots: <> Je sortis de ma chambre. Je pensai que mon air defait, ma paleur, mes yeux rougis par l'insomnie allaient produire leur effet sur Grauben et changer ses idees. <> m'ecriai-je. Je me precipitai vets mon miroir. Eh bien, j'avais moins mauvaise mine que je ne le supposais. C'etait a n'y pas croire. <> La jeune fille, rougissante, n'acheva pas. Ses paroles me ranimaient. Cependant je ne voulais pas croire encore a notre depart. J'entrainai Grauben vers le cabinet du professeur. <> Il n'y avait pas un mot a repondre. Je remontai dans ma chambre. Grauben me suivit. Ce fut elle qui se chargea de mettre en ordre, dans une petite valise, les objets necessaires a mon voyage. Elle n'etait pas plus emue que s'il se fut agi d'une promenade a Lubeck ou a Heligoland; ses petites mains allaient et venaient sans precipitation; elle causait avec calme; elle me donnait les raisons les plus sensees en faveur de notre expedition. Elle m'enchantait, et je me sentais une grosse colere contre elle. Quelquefois je voulais m'emporter, mais elle n'y prenait garde et continuait methodiquement sa tranquille besogne. Enfin la derniere courroie de la valise fut bouclee. Je descendis au rez-de-chaussee. Pendant cette journee les fournisseurs d'instruments de physique, d'armes, d'appareils electriques s'etaient multiplies. La bonne Marthe en perdait la tete. <> me dit-elle. Je fis un signe affirmatif. <> Meme affirmation. <> J'indiquai du doigt le centre de la terre. <> Le soir arriva. Je n'avais plus conscience du temps ecoule. <> A dix heures je tombai sur mon lit comme une masse inerte. Pendant la nuit mes terreurs me reprirent. Je la passai a rever de gouffres! J'etais en proie au delire. Je me sentais etreint par la main vigoureuse du professeur, entraine, abime, enlise! Je tombais au fond d'insondables precipices avec cette vitesse croissante des corps abandonnes dans l'espace. Ma vie n'etait plus qu'une chute interminable. Je me reveillai a cinq heures, brise de fatigue et d'emotion. Je descendis a la salle a manger. Mon oncle etait a table. Il devorait. Je le regardai avec un sentiment d'horreur. Mais Grauben etait la. Je ne dis rien. Je ne pus manger. A cinq heures et demie, un roulement se fit entendre dans la rue. Une large voiture arrivait pour nous conduire au chemin de fer d'Altona. Elle fut bientot encombree des colis de mon oncle. <> Lutter contre ma destinee me parut alors impossible. Je remontai dans ma chambre, et, laissant glisser ma valise sur les marches de l'escalier, je m'elancai a sa suite. En ce moment mon oncle remettait solennellement entre les mains de Grauben <> de sa maison. Ma jolie Virlandaise conservait son calme habituel. Elle embrassa son tuteur, mais elle ne put retenir une larme en effleurant ma joue de ses douces levres. <> Je serrai Grauben dans mes bras, et pris place dans la voiture. Marthe et la jeune fille, du seuil de la porte, nous adresserent un dernier adieu; puis les deux chevaux, excites par le sifflement de leur conducteur, s'elancerent au galop sur la route d'Altona. VIII Altona, veritable banlieue de Hambourg, est tete de ligne du chemin de fer de Kiel qui devait nous conduire au rivage des Belt. En moins de vingt minutes, nous entrions sur le territoire du Holstein. A six heures et demie la voiture s'arreta devant la gare; les nombreux colis de mon oncle, ses volumineux articles de voyage furent decharges, transportes, peses, etiquetes, recharges dans le wagon de bagages, et a sept heures nous etions assis l'un vis-a-vis de l'autre dans le meme compartiment. La vapeur siffla, la locomotive se mit en mouvement. Nous etions partis. Etais-je resigne? Pas encore. Cependant l'air frais du matin, les details de la route rapidement renouveles par la vitesse du train me distrayaient de ma grande preoccupation. Quant a la pensee du professeur, elle devancait evidemment ce convoi trop lent au gre de son impatience. Nous etions seuls dans le wagon, mais sans parler. Mon oncle revisitait ses poches et son sac de voyage avec une minutieuse attention. Je vis bien que rien ne lui manquait des pieces necessaires a l'execution de ses projets. Entre autres, une feuille de papier, pliee avec soin, portait l'entete de la chancellerie danoise, avec la signature de M. Christiensen, consul a Hambourg et l'ami du professeur. Cela devait nous donner toute facilite d'obtenir a Copenhague des recommandations pour le gouverneur de l'Islande. J'apercus aussi le fameux document precieusement enfoui dans la plus secrete poche du portefeuille. Je le maudis du fond du coeur, et je me remis a examiner le pays. C'etait une vaste suite de plaines peu curieuses, monotones, limoneuses et assez fecondes: une campagne tres favorable a l'etablissement d'un railway et propice a ces lignes droites si cheres aux compagnies de chemins de fer. Mais cette monotonie n'eut pas le temps de ma fatiguer, car, trois heures apres notre depart, le train s'arretait a Kiel, a deux pas de la mer. Nos bagages etant enregistres pour Copenhague, il n'y eut pas a s'en occuper. Cependant le professeur les suivit d'un oeil inquiet pendant leur transport au bateau a vapeur. La ils disparurent a fond de cale. Mon oncle, dans sa precipitation, avait si bien calcule les heures de correspondance du chemin de fer et du bateau, qu'il nous restait une journee entiere a perdre. Le steamer l'_Ellenora_, ne partait pas avant la nuit. De la une fievre de neuf heures, pendant laquelle l'irascible voyageur envoya a tous les diables l'administration des bateaux et des railways et les gouvernements qui toleraient de pareils abus. Je dus faire chorus avec lui quand il entreprit le capitaine de l'_Ellenora_ a ce sujet. Il voulait l'obliger a chauffer sans perdre un instant. L'autre l'envoya promener. A Kiel, comme ailleurs, il faut bien qu'une journee se passe. A force de nous promener sur les rivages verdoyants de la baie au fond de laquelle s'eleve la petite ville, de parcourir les bois touffus qui lui donnent l'apparence d'un nid dans un faisceau de branches, d'admirer les villas pourvues chacune de leur petite maison de bain froid, enfin de courir et de maugreer, nous atteignimes dix heures du soir. Les tourbillons de la fumee de l'_Ellenora_, se developpaient dans le ciel; le pont tremblotait sous les frissonnements de la chaudiere; nous etions a bord et proprietaires de deux couchettes etagees dans l'unique chambre du bateau. A dix heures un quart les amarres furent larguees, et le steamer fila rapidement sur les sombres eaux du grand Belt. La nuit etait noire; il y avait belle brise et forte mer; quelques feux de la cote apparurent dans les tenebres; plus tard, je ne sais, un phare a eclats etincela au-dessus des flots; ce fut tout ce qui resta dans mon souvenir de cette premiere traversee. A sept heures du matin nous debarquions a Korsor, petite ville situee sur la cote occidentale du Seeland. La nous sautions du bateau dans un nouveau chemin de fer qui nous emportait a travers un pays non moins plat que les campagnes du Holstein. C'etait encore trois heures de voyage avant d'atteindre la capitale du Danemark. Mon oncle n'avait pas ferme l'oeil de la nuit. Dans son impatience, je crois qu'il poussait le wagon avec ses pieds. Enfin il apercut une echappee de mer. <> s'ecria-t-il. Il y avait sur notre gauche une vaste construction qui ressemblait a un hopital. <> Enfin, a dix heures du matin, nous prenions pied a Copenhague; les bagages furent charges sur une voiture et conduits avec nous a l'hotel du Phoenix dans Bred-Gade. Ce fut l'affaire d'une demi-heure, car la gare est situee en dehors de la ville. Puis mon oncle, faisant une toilette sommaire, m'entraina a sa suite. Le portier de l'hotel parlait l'allemand et l'anglais; mais le professeur, en sa qualite de polyglotte, l'interrogea en bon danois, et ce fut en bon danois que ce personnage lui indiqua la situation du Museum des Antiquites du Nord. Le directeur de ce curieux etablissement, ou sont entassees des merveilles qui permettraient de reconstruire l'histoire du pays avec ses vieilles armes de pierre, ses hanaps et ses bijoux, etait un savant, l'ami du consul de Hambourg, M. le professeur Thomson. Mon oncle avait pour lui une chaude lettre de recommandation. En general, un savant en recoit assez mal un autre. Mais ici ce fut tout autrement. M. Thomson, en homme serviable, fit un cordial accueil au professeur Lidenbrock, et meme a son neveu. Dire que notre secret fut garde vis-a-vis de l'excellent directeur du Museum, c'est a peine necessaire. Nous voulions tout bonnement visiter l'Islande en amateurs desinteresses. M. Thomson se mit entierement a notre disposition, et nous courumes les quais afin do chercher un navire en partance. J'esperais que les moyens de transport manqueraient absolument; mais il n'en fut rien. Une petite goelette danoise, la _Valkyrie_, devait mettre a la voile le 2 juin pour Reykjawik. Le capitaine, M. Bjarne, se trouvait a bord; son futur passager, dans sa joie, lui serra les mains a les briser. Ce brave homme fut un peu etonne d'une pareille etreinte. Il trouvait tout simple d'aller en Islande, puisque c'etait son metier. Mon oncle trouvait cela sublime. Le digne capitaine profita de cet enthousiasme pour nous faire payer double le passage sur son batiment. Mais nous n'y regardions pas de si pres. <> dit M. Bjarne apres avoir empoche un nombre respectable de species-dollars. Nous remerciames alors M. Thomson de ses bons soins, et nous revinmes a l'hotel du Phoenix. <> Nous nous rendimes a Kongens-Nye-Torw, place irreguliere ou se trouve un poste avec deux innocents canons braques qui ne font peur a personne. Tout pres, au ndeg. 5, il y avait une <> francaise, tenue par un cuisinier nomme Vincent; nous y dejeunames suffisamment pour le prix modere de quatre marks chacun[1]. [1] 2fr. 75c. environ. Puis je pris un plaisir d'enfant a parcourir la ville; mon oncle se laissait promener; d'ailleurs il ne vit rien, ni l'insignifiant palais du roi, ni le joli pont du dix-septieme siecle qui enjambe le canal devant le Museum, ni cet immense cenotaphe de Torwaldsen, orne de peintures murales horribles et qui contient a l'interieur les oeuvres de ce statuaire, ni, dans un assez beau parc, le chateau bonbonniere de Rosenborg, ni l'admirable edifice renaissance de la Bourse, ni son clocher fait avec les queues entrelacees de quatre dragons de bronze, ni les grands moulins des remparts, dont les vastes ailes s'enflaient comme les voiles d'un vaisseau au vent de la mer. Quelles delicieuses promenades nous eussions faites, ma jolie Virlandaise et moi, du cote du port ou les deux-ponts et les fregates dormaient paisiblement sous leur toiture rouge, sur les bords verdoyants du detroit, a travers ces ombrages touffus au sein desquels se cache la citadelle, dont les canons allongent leur gueule noiratre entre les branches des sureaux et des saules! Mais, helas! elle etait loin, ma pauvre Grauben, et pouvais-je esperer de la revoir jamais! Cependant, si mon oncle ne remarqua rien de ces sites enchanteurs, il fut vivement frappe par la vue d'un certain clocher situe dans l'ile d'Amak, qui forme le quartier sud-ouest de Copenhague. Je recus l'ordre de diriger nos pas de ce cote; je montai dans une petite embarcation a vapeur qui faisait le service des canaux, et, en quelques instants, elle accosta le quai de Dock-Yard. Apres avoir traverse quelques rues etroites ou des galeriens, vetus de pantalons mi-partie jaunes et gris, travaillaient sous le baton des argousins, nous arrivames devant Vor-Frelsers-Kirk. Cette eglise n'offrait rien de remarquable. Mais voici pourquoi son clocher assez eleve avait attire l'attention du professeur: a partir de la plate-forme, un escalier exterieur circulait autour de sa fleche, et ses spirales se deroulaient en plein ciel. <> Il fallut obeir. Un gardien, qui demeurait de l'autre cote de la rue, nous remit une clef, et l'ascension commenca. Mon oncle me precedait d'un pas alerte. Je le suivais non sans terreur, car la tete me tournait avec une deplorable facilite. Je n'avais ni l'aplomb des aigles ni l'insensibilite de leurs nerfs. Tant que nous fumes emprisonnes dans la vis interieure, tout alla bien; mais apres cent cinquante marches l'air vint me frapper au visage; nous etions parvenus a la plate-forme du clocher. La commencait l'escalier aerien, garde par une frele rampe, et dont les marches, de plus en plus etroites, semblaient monter vers l'infini. <> repondit impitoyablement le professeur. Force fut de le suivre en me cramponnant. Le grand air m'etourdissait; je sentais le clocher osciller sous les rafales; mes jambes se derobaient; je grimpai bientot sur les genoux, puis sur le ventre; je fermais les yeux; j'eprouvais le mal de l'espace. Enfin, mon oncle me tirant par le collet, j'arrivai pres de la boule. <> Je dus ouvrir les yeux. J'apercevais les maisons aplaties et comme ecrasees par une chute, au milieu du brouillard des fumees. Au-dessus de ma tete passaient des nuages echeveles, et, par un renversement d'optique, ils me paraissaient immobiles, tandis que le clocher, la boule, moi, nous etions entraines avec une fantastique vitesse. Au loin, d'un cote s'etendait la campagne verdoyante; de l'autre etincelait la mer sous un faisceau de rayons. Le Sund se deroulait a la pointe d'Elseneur, avec quelques voiles blanches, veritables ailes de goeland, et dans la brume de l'est ondulaient les cotes a peine estompees de la Suede. Toute cette immensite tourbillonnait a mes regards. Neanmoins il fallut me lever, me tenir droit et regarder. Ma premiere lecon de vertige dura une heure. Quand enfin il me fut permis de redescendre et de toucher du pied le pave solide des rues, j'etais courbature. <> dit mon professeur. Et en effet, pendant cinq jours, je repris cet exercice vertigineux, et, bon gre mal gre, je fis des progres sensibles dans l'art <>. IX Le jour du depart arriva. La veille, le complaisant M. Thomson nous avait apporte des lettres de recommandations pressantes pour le comte Trampe, gouverneur de l'Islande, M. Pietursson, le coadjuteur de l'eveque, et M. Finsen, maire de Reykjawik. En retour, mon oncle lui octroya les plus chaleureuses poignees de main. Le 2, a six heures du matin, nos precieux bagages etaient rendus a bord de la _Valkyrie_. Le capitaine nous conduisit a des cabines assez etroites et disposees sous une espece de rouf. <> Quelques instants plus tard, la goelette, sous sa misaine, sa brigantine, son hunier et son perroquet, appareilla et donna a pleine toile dans le detroit. Une heure apres la capitale du Danemark semblait s'enfoncer dans les flots eloignes et la _Valkyrie_ rasait la cote d'Elseneur. Dans la disposition nerveuse ou je me trouvais, je m'attendais a voir l'ombre d'Hamlet errant sur la terrasse legendaire. <> Mais rien ne parut sur les antiques murailles; le chateau est, d'ailleurs, beaucoup plus jeune que l'heroique prince de Danemark. Il sert maintenant de loge somptueuse au portier de ce detroit du Sund ou passent chaque annee quinze mille navires de toutes les nations. Le chateau de Krongborg disparut bientot dans la brume, ainsi que la tour d'Helsinborg, elevee sur la rive suedoise, et la goelette s'inclina legerement sous les brises du Cattegat. La _Valkyrie_ etait fine voiliere, mais avec un navire a voiles on ne sait jamais trop sur quoi compter. Elle transportait a Reykjawik du charbon, des ustensiles de menage, de la poterie, des vetements de laine et une cargaison de ble; cinq hommes d'equipage, tous Danois, suffisaient a la manoeuvrer. <> Vers le soir la goelette doubla le cap Skagen a la pointe nord du Danemark, traversa pendant la nuit le Skager-Rak, rangea l'extremite de la Norvege par le travers du cap Lindness et donna dans la mer du Nord. Deux jours apres, nous avions connaissance des cotes d'Ecosse a la hauteur de Peterheade, et la _Valkyrie_ se dirigea vers les Feroe en passant entre les Orcades et les Seethland. Bientot notre goelette fut battue par les vagues de l'Atlantique; elle dut louvoyer contre le vent du nord et n'atteignit pas sans peine les Feroe. Le 3, le capitaine reconnut Myganness, la plus orientale de ces iles, et, a partir de ce moment, il marcha droit au cap Portland, situe sur la cote meridionale de l'Islande. La traversee n'offrit aucun incident remarquable. Je supportai assez bien les epreuves de la mer; mon oncle, a son grand depit, et a sa honte plus grande encore, ne cessa pas d'etre malade. Il ne put donc entreprendre le capitaine Bjarne sur la question du Sneffels, sur les moyens de communication, sur les facilites de transport; il dut remettra ses explications a son arrivee et passa tout son temps etendu dans sa cabine, dont les cloisons craquaient par les grands coups de tangage. Il faut l'avouer, il meritait un peu son sort. Le 11, nous relevames le cap Portland; le temps, clair alors, permit d'apercevoir le Myrdals Yocul, qui le domine. Le cap se compose d'un gros morne a pentes roides, et plante tout seul sur la plage. La _Valkyrie_ se tint a une distance raisonnable des cotes, en les prolongeant vers l'ouest, au milieu de nombreux troupeaux de baleines et de requins. Bientot apparut un immense rocher perce a jour, au travers duquel la mer ecumeuse donnait avec furie. Les ilots de Westman semblerent sortir de l'Ocean, comme une semee de rocs sur la plaine liquide. A partir de ce moment, la goelette prit du champ pour tourner a bonne distance le cap Reykjaness, qui ferme l'angle occidental de l'Islande. La mer, tres forte, empechait mon oncle de monter sur le pont pour admirer ces cotes dechiquetees et battues par les vents du sud-ouest. Quarante-huit heures apres, en sortant d'une tempete qui forca la goelette de fuir a sec de toile, on releva dans l'est la balise de la pointe de Skagen, dont les roches dangereuses se prolongent a une grande distance sous les flots. Un pilote islandais vint a bord, et, trois heures plus tard, la _Valkyrie_ mouillait devant Reykjawik, dans la baie de Faxa. Le professeur sortit enfin de sa cabine, un peu pale, un peu defait, mais toujours enthousiaste, et avec un regard de satisfaction dans les yeux. La population de la ville, singulierement interessee par l'arrivee d'un navire dans lequel chacun a quelque chose a prendre, se groupait sur le quai. Mon oncle avait hate d'abandonner sa prison flottante, pour ne pas dire son hopital. Mais avant de quitter le pont de la goelette, il m'entraina a l'avant, et la, du doigt, il me montra, a la partie septentrionale de la baie, une haute montagne a deux pointes, un double cone couvert de neiges eternelles. <> Puis, apres m'avoir recommande du geste un silence absolu, il descendit dans le canot qui l'attendait. Je le suivis, et bientot nous foulions du pied le sol de l'Islande. Tout d'abord apparut un homme de bonne figure et revetu d'un costume de general. Ce n'etait cependant qu'un simple magistrat, le gouverneur de l'ile, M. le baron Trampe en personne. Le professeur reconnut a qui il avait affaire. Il remit au gouverneur ses lettres de Copenhague, et il s'etablit en danois une courte conversation a laquelle je demeurai absolument etranger, et pour cause. Mais de ce premier entretien il resulta ceci: que le baron Trampe se mettait entierement a la disposition du professeur Lidenbrock. Mon oncle recut un accueil fort aimable du maire, M. Finson, non moins militaire par le costume que le gouverneur, mais aussi pacifique par temperament et par etat. Quant au coadjuteur, M. Pictursson, il faisait actuellement une tournee episcopale dans le Bailliage du nord; nous devions renoncer provisoirement a lui etre presentes. Mais un charmant homme, et dont le concours nous devint fort precieux, ce fut M. Fridriksson, professeur de sciences naturelles a l'ecole de Reykjawik. Ce savant modeste ne parlait que l'islandais et le latin; il vint m'offrir ses services dans la langue d'Horace, et je sentis que nous etions faits pour nous comprendre. Ce fut, en effet, le seul personnage avec lequel je pus m'entretenir pendant mon sejour en Islande. Sur trois chambres dont se composait sa maison, cet excellent homme en mit deux a notre disposition, et bientot nous y fumes installes avec nos bagages, dont la quantite etonna un peu les habitants de Reykjawik. <>, un chapeau a vastes bords, un pantalon a lisere rouge et un morceau de cuir replie en maniere de chaussure. Les femmes, a figure triste et resignee, d'un type assez agreable, mais sans expression, etaient vetues d'un corsage et d'une jupe de <> sombre: filles, elles portaient sur leurs cheveux tresses en guirlandes un petit bonnet de tricot brun; mariees, elles entouraient leur tete d'un mouchoir de couleur, surmonte d'un cimier de toile blanche. Apres une bonne promenade, lorsque je rentrai dans la maison de M. Fridriksson, mon oncle s'y trouvait deja en compagnie de son hote. X Le diner etait pret; il fut devore avec avidite par le professeur Lidenbrock, dont la diete forcee du bord avait change l'estomac en un gouffre profond. Ce repas, plus danois qu'islandais, n'eut rien de remarquable en lui-meme; mais notre hote, plus islandais que danois, me rappela les heros de l'antique hospitalite. Il me parut evident que nous etions chez lui plus que lui-meme. La conversation se fit en langue indigene, que mon oncle entremelait d'allemand et M. Fridriksson de latin, afin que je pusse la comprendre. Elle roula sur des questions scientifiques, comme il convient a des savants; mais le professeur Lidenbrock se tint sur la plus excessive reserve, et ses yeux me recommandaient, a chaque phrase, un silence absolu touchant nos projets a venir. Tout d'abord, M. Fridriksson s'enquit aupres de mon oncle du resultat de ses recherches a la bibliotheque <> Mon oncle, qui appartenait deja a une centaine de societes scientifiques, accepta avec une bonne grace dont fut touche M. Fridriksson. <> Je regardai mon oncle. Il hesita a repondre. Cela touchait directement a ses projets. Cependant, apres avoir reflechi, il se decida a parler. <> Mon oncle nageait dans la joie a entendre parler ainsi de son heros. Il devorait des yeux M. Fridriksson. <> Cette partie de la conversation avait eu lieu en latin; j'avais tout compris, et je gardais a peine mon serieux a voir mon oncle contenir sa satisfaction qui debordait de toutes parts; il prenait un petit air innocent qui ressemblait a la grimace d'un vieux diable. <> J'aime a penser que notre hote, dans l'innocence de son ame islandaise, ne comprit pas les grosses malices de mon oncle. <> repondit mon oncle avec un soupir. Cette importante conversation se termina quelques instants plus tard par de chaleureux remerciments du professeur allemand au professeur islandais. Pendant ce diner, mon oncle venait d'apprendre des choses importantes, entre autres l'histoire de Saknussemm, la raison de son document mysterieux, comme quoi son hote ne l'accompagnerait pas dans son expedition, et que des le lendemain un guide serait a ses ordres. XI Le soir, je fis une courte promenade sur les rivages de Reykjawik, et je revins de bonne heure me coucher dans mon lit de grosses planches, ou je dormis d'un profond sommeil. Quand je me reveillai, j'entendis mon oncle parler abondamment dans la salle voisine. Je me levai aussitot et je me hatai d'aller le rejoindre. Il causait en danois avec un homme de haute taille, vigoureusement decouple. Ce grand gaillard devait etre d'une force peu commune. Ses yeux, perces dans une tete tres grosse et assez naive, me parurent intelligents. Ils etaient d'un bleu reveur. De longs cheveux, qui eussent passe pour roux, meme en Angleterre, tombaient sur ses athletiques epaules. Cet indigene avait les mouvements souples, mais il remuait peu les bras, en homme qui ignorait ou dedaignait la langue des gestes. Tout en lui revelait un temperament d'un calme parfait, non pas indolent, mais tranquille. On sentait qu'il ne demandait rien a personne, qu'il travaillait a sa convenance, et que, dans ce monde, sa philosophie ne pouvait etre ni etonnee ni troublee. Je surpris les nuances de ce caractere, a la maniere dont l'Islandais ecouta le verbiage passionne de son interlocuteur. Il demeurait les bras croises, immobile au milieu des gestes multiplies de mon oncle; pour nier, sa tete tournait de gauche a droite; elle s'inclinait pour affirmer, et cela si peu, que ses longs cheveux bougeaient a peine; c'etait l'economie du mouvement poussee jusqu'a l'avarice. Certes, a voir cet homme, je n'aurais jamais devine sa profession de chasseur; celui-la ne devait pas effrayer le gibier, a coup sur, mais comment pouvait-il l'atteindre? Tout s'expliqua quand M. Fridriksson m'apprit que ce tranquille personnage n'etait qu'un <>, oiseau dont le duvet constitue la plus grande richesse de l'ile. En effet, ce duvet s'appelle l'edredon, et il ne faut pas une grande depense de mouvement pour le recueillir. Aux premiers jours de l'ete, la femelle de l'eider, sorte de joli canard, va batir son nid parmi les rochers des fjords[1] dont la cote est toute frangee; ce nid bati, elle le tapisse avec de fines plumes qu'elle s'arrache du ventre. Aussitot le chasseur, ou mieux le negociant, arrive, prend le nid, et la femelle de recommencer son travail; cela dure ainsi tant qu'il lui reste quelque duvet. Quand elle s'est entierement depouillee, c'est au male de se deplumer a son tour. Seulement, comme la depouille dure et grossiere de ce dernier n'a aucune valeur commerciale, le chasseur ne prend pas la peine de lui voler le lit de sa couvee; le nid s'acheve donc; la femelle pond ses oeufs; les petits eclosent, et, l'annee suivante, la recolte de l'edredon recommence. [1] Nom donne aux golfes etroits dans les pays scandinaves. Or, comme l'eider ne choisit pas les rocs escarpes pour y batir son nid, mais plutot des roches faciles et horizontales qui vont se perdre en mer, le chasseur islandais pouvait exercer son metier sans grande agitation. C'etait un fermier qui n'avait ni a semer ni a couper sa moisson, mais a la recolter seulement. Ce personnage grave, flegmatique et silencieux, se nommait Hans Bjelke; il venait a la recommandation de M. Fridriksson. C'etait notre futur guide. Ses manieres contrastaient singulierement avec celles de mon oncle. Cependant ils s'entendirent facilement. Ni l'un ni l'autre ne regardaient au prix; l'un pret a accepter ce qu'on lui offrait, l'autre pret a donner ce qui lui serait demande. Jamais marche ne fut plus facile a conclure. Or, des conventions il resulta que Hans s'engageait a nous conduire au village de Stapi, situe sur la cote meridionale de la presqu'ile du Sneffels, au pied meme du volcan. Il fallait compter par terre vingt-deux milles environ, voyage a faire en deux jours, suivant l'opinion de mon oncle. Mais quand il apprit qu'il s'agissait de milles danois de vingt-quatre mille pieds, il dut rabattre de son calcul et compter, vu l'insuffisance des chemins, sur sept ou huit jours de marche. Quatre chevaux devaient etre mis a sa disposition, deux pour le porter, lui et moi, deux autres destines a nos bagages. Hans, suivant son habitude, irait a pied. Il connaissait parfaitement cette partie de la cote, et il promit de prendre par le plus court. Son engagement avec mon oncle n'expirait pas a notre arrivee a Stapi; il demeurait a son service pendant tout le temps necessaire a nos excursions scientifiques au prix de trois rixdales par semaine[1]. Seulement, il fut expressement convenu que cette somme serait comptee au guide chaque samedi soir, condition _sine qua non_ de son engagement. [1] 16fr. 08 c. Le depart fut fixe au 16 juin. Mon oncle voulut remettre au chasseur les arrhes du marche, mais celul-ci refusa d'un seul mot. <> fit-il. Apres,>> me dit le professeur pour mon edification. Hans, le traite conclu, se retira tout d'une piece. <> Quarante-huit heures restaient encore a passer; a mon grand regret, je dus les employer a nos preparatifs; toute notre intelligence fut employee a disposer chaque objet de la facon la plus avantageuse, les instruments d'un cote, les armes d'un autre, les outils dans ce paquet, les vivres dans celui-la. En tout quatre groupes. Les instruments comprenaient: 1deg. Un thermometre centigrade de Eigel, gradue jusqu'a cent cinquante degres, ce qui me paraissait trop ou pas assez. Trop, si la chaleur ambiante devait monter la, auquel cas nous aurions cuit. Pas assez, s'il s'agissait de mesurer la temperature de sources ou toute autre matiere en fusion. 2deg. Un manometre a air comprime, dispose de maniere a indiquer des pressions superieures a celles de l'atmosphere au niveau de l'Ocean. En effet, le barometre ordinaire n'eut pas suffi, la pression atmospherique devant augmenter proportionnellement a notre descente au-dessous de la surface de la terre. 3deg. Un chronometre de Boissonnas jeune de Geneve, parfaitement regle au meridien de Hambourg. 4deg. Deux boussoles d'inclinaison et de declinaison. 5deg. Une lunette de nuit. 6deg. Deux appareils de Ruhmkorff, qui, au moyen d'un courant electrique, donnaient une lumiere tres portative, sure et peu encombrante.[1] [1] L'appareil de M. Ruhnmkorff consiste en une pile de Bunzen, mise en activite au moyen du bichromate de potasse qui ne donne aucune odeur. Une bobine d'induction met l'electricite produite par la pile en communication avec une lanterne d'une disposition particuliere; dans cette lanterne se trouve un serpentin de verre ou le vide a ete fait, et dans lequel reste seulement un residu de gaz carbonique ou d'azote. Quand l'appareil fonctionne, ce gaz devient lumineux en produisant une lumiere blanchatre et continue. La pile et la bobine sont placees dans un sac de cuir que le voyageur porte en bandouliere. La lanterne, placee exterieurement, eclaire tres suffisamment dans les profondes obscurites; elle permet de s'aventurer, sans craindre aucune explosion, au milieu des gaz les plus inflammables, et ne s'eteint pas meme au sein des plus profonds cours d'eau. M. Ruhmkorff est un savant et habile physicien. Sa grande decouverte, c'est sa bobine d'induction qui permet de produire de l'electricite a haute tension. Il a obtenu, en 1864, le prix quinquennal de 50,000 fr. que la France reservait a la plus ingenieuse application de l'electricite. Les armes consistaient en deux carabines de Purdley More et Co, et de deux revolvers Colt. Pourquoi des armes? Nous n'avions ni sauvages ni betes feroces a redouter, je suppose. Mais mon oncle paraissait tenir a son arsenal comme a ses instruments, surtout a une notable quantite de fulmi-coton inalterable a l'humidite, et dont la force expansive est fort superieure a celle de la poudre ordinaire. Les outils comprenaient deux pics, deux pioches, une echelle de soie, trois batons ferres, une hache, un marteau, une douzaine de coins et pitons de fer, et de longues cordes a noeuds. Cela ne laissait pas de faire un fort colis, car l'echelle mesurait trois cents pieds de longueur. Enfin, il y avait les provisions; le paquet n'etait pas gros, mais rassurant, car je savais qu'en viande concentree et en biscuits secs il contenait pour six mois de vivres. Le genievre en formait toute la partie liquide, et l'eau manquait totalement; mais nous avions des gourdes, et mon oncle comptait sur les sources pour les remplir; les objections que j'avais pu faire sur leur qualite, leur temperature, et meme leur absence, etaient restees sans succes. Pour completer la nomenclature exacte de nos articles de voyage, je noterai une pharmacie portative contenant des ciseaux a lames mousses, des attelles pour fracture, une piece de ruban en fil ecru, des bandes et compresses, du sparadrap, une palette pour saignee, toutes choses effrayantes; de plus, une serie de flacons contenant de la dextrine, de l'alcool vulneraire, de l'acetate de plomb liquide, de l'ether, du vinaigre et de l'ammoniaque, toutes drogues d'un emploi peu rassurant; enfin les matieres necessaires aux appareils de Ruhmkorff. Mon oncle n'avait eu garde d'oublier la provision de tabac, de poudre de chasse et d'amadou, non plus qu'une ceinture de cuir qu'il portait autour des reins et ou se trouvait une suffisante quantite de monnaie d'or, d'argent et de papier. De bonnes chaussures, rendues impermeables par un enduit de goudron et de gomme elastique, se trouvaient au nombre de six paires dans le groupe des outils. <> me dit mon oncle. La journee du 14 fut employee tout entiere a disposer ces differents objets. Le soir, nous dinames chez le baron Trampe, en compagnie du maire de Reykjawik et du docteur Hyaltalin, le grand medecin du pays. M. Fridriksson n'etait pas au nombre des convives; j'appris plus tard que le gouverneur et lui se trouvaient en desaccord sur une question d'administration et ne se voyaient pas. Je n'eus donc pas l'occasion de comprendre un mot de ce qui se dit pendant ce diner semi-officiel. Je remarquai seulement que mon oncle parla tout le temps. Le lendemain 15, les preparatifs furent acheves. Notre hote fit un sensible plaisir au professeur en lui remettant une carte de l'Islande, incomparablement plus parfaite que celle d'Henderson, la carte de M. Olaf Nikolas Olsen, reduite au 1/400000, et publiee par la Societe litteraire islandaise, d'apres les travaux geodesiques de M. Scheel Frisac, et le leve topographique de M. Bjorn Gumlaugsonn. C'etait un precieux document pour un mineralogiste. La derniere soiree se passa dans une intime causerie avec M. Fridrikssonn, pour lequel je me sentais pris d'une vive sympathie; puis, a la conversation succeda un sommeil assez agite, de ma part du moins. A cinq heures du matin, le hennissement de, quatre chevaux qui piaffaient sous ma fenetre me reveilla. Je m'habillai a la hate et je descendis dans la rue. La, Hans achevait de charger nos bagages sans se remuer, pour ainsi dire. Cependant il operait avec une adresse peu commune. Mon oncle faisait plus de bruit que de besogne, et le guide paraissait se soucier fort peu de ses recommandations. Tout fut termine a six heures, M, Fridriksson nous serra les mains. Mon oncle le remercia en islandais de sa bienveillante hospitalite, et avec beaucoup de coeur. Quant a moi, j'ebauchai dans mon meilleur latin quelque salut cordial; puis nous nous mimes en selle, et M. Fridriksson me lanca avec son dernier adieu ce vers que Virgile semblait avoir fait pour nous, voyageurs incertains de la route: Et quacunque viam dederit fortuna sequamur. XII Nous etions partis par un temps couvert, mais fixe. Pas de fatigantes chaleurs a redouter, ni pluies desastreuses. Un temps de touristes. Le plaisir de courir a cheval a travers un pays inconnu me rendait de facile composition sur le debut de l'entreprise. J'etais tout entier au bonheur de l'excursionniste fait de desirs et de liberte. Je commencais a prendre mon parti de l'affaire. <> Ce raisonnement a peine acheve, nous avions quitte Reykjawik. Hans marchait en tete, d'un pas rapide, egal et continu. Les deux chevaux charges de nos bagages le suivaient, sans qu'il fut necessaire de les diriger. Mon oncle et moi, nous venions ensuite, et vraiment sans faire trop mauvaise figure sur nos betes petites, mais vigoureuses. L'Islande est une des grandes iles de l'Europe; elle mesure quatorze cents milles de surface, et ne compte que soixante mille habitants. Les geographes l'ont divisee en quatre quartiers, et nous avions a traverser presque obliquement celui qui porte le nom de Pays du quart du Sud-Ouest, <> Hans, en laissant Reykjawik, avait immediatement suivi les bords de la mer; nous traversions de maigres paturages qui se donnaient bien du mal pour etre verts; le jaune reussissait mieux. Les sommets rugueux des masses trachytiques s'estompaient a l'horizon dans les brumes de l'est; par moments quelques plaques de neige, concentrant la lumiere diffuse, resplendissaient sur le versant des cimes eloignees; certains pics, plus hardiment dresses, trouaient les nuages gris et reapparaissaient au-dessus des vapeurs mouvantes, semblables a des ecueils emerges en plein ciel. Souvent ces chaines de rocs arides faisaient une pointe vers la mer et mordaient sur le paturage; mais il restait toujours une place suffisante pour passer. Nos chevaux, d'ailleurs, choisissaient d'instinct les endroits propices sans jamais ralentir leur marche. Mon oncle n'avait pas meme la consolation d'exciter sa monture de la voix ou du fouet; il ne lui etait pas permis d'etre impatient. Je ne pouvais m'empecher de sourire en le voyant si grand sur son petit cheval, et, comme ses longues jambes rasaient le sol, il ressemblait a un centaure a six pieds. <> Cependant nous avancions d'un pas rapide; le pays etait deja a peu pres desert. Ca et la une ferme isolee, quelque boer[1] solitaire, fait de bois, de terre, de morceaux de lave, apparaissait comme un mendiant au bord d'un chemin creux. Ces huttes delabrees avaient l'air d'implorer la charite des passants, et, pour un peu, on leur eut fait l'aumone. Dans ce pays, les routes, les sentiers meme manquaient absolument, et la vegetation, si lente qu'elle fut, avait vite fait d'effacer le pas des rares voyageurs. [1] Maison du paysan islandais Pourtant cette partie de la province, situee a deux pas de sa capitale, comptait parmi les portions habitees et cultivees de l'Islande. Qu'etaient alors les contrees plus desertes que ce desert? Un demi-mille franchi, nous n'avions encore rencontre ni un fermier sur la porte de sa chaumiere, ni un berger sauvage paissant un troupeau moins sauvage que lui; seulement quelques vaches et des moutons abandonnes a eux-memes. Que seraient donc les regions convulsionnees, bouleversees par les phenomenes eruptifs, nees des explosions volcaniques et des commotions souterraines? Nous etions destines a les connaitre plus tard; mais, en consultant la carte d'Olsen, je vis qu'on les evitait en longeant la sinueuse lisiere du rivage; en effet, le grand mouvement plutonique s'est concentre surtout a l'interieur de l'ile; la les couches horizontales de roches superposees, appelees trapps en langue Scandinave, les bandes trachytiques, les eruptions de basalte, de tufs et de tous les conglomerats volcaniques, les coulees de lave et de porphyre en fusion, ont fait un pays d'une surnaturelle horreur. Je ne me doutais guere alors du spectacle qui nous attendait a la presqu'ile du Sneffels, ou ces degats d'une nature fougueuse forment un formidable chaos. Deux heures apres avoir quitte Reykjawik, nous arrivions au bourg de Gufunes, appele <> ou Eglise principale. Il n'offrait rien de remarquable. Quelques maisons seulement. A peine de quoi faire un hameau de l'Allemagne. Hans s'y arreta une demi-heure; il partagea notre frugal dejeuner, repondit par oui et par non aux questions de mon oncle sur la nature de la route, et lorsqu'on lui demanda en quel endroit il comptait passer la nuit: <> dit-il seulement. Je consultai la carte pour savoir ce qu'etait Gardar. Je vis une bourgade de ce nom sur les bords du Hvaljord, a quatre milles de Reykjawik. Je la montrai a mon oncle. <> Il voulut faire une observation au guide, qui, sans lui repondre, reprit la tete des cheveux et se remit en marche. Trois heures plus tard, toujours en foulant le gazon decolore des paturages, il fallut contourner le Kollafjord, detour plus facile et moins long qu'une traversee de ce golfe; bientot nous entrions dans un <>, lieu de juridiction communale, nomme Ejulberg, et dont le clocher eut sonne midi, si les eglises islandaises avaient ete assez riches pour posseder une horloge; mais elles ressemblent fort a leurs paroissiens, qui n'ont pas de montres, et qui s'en passent. La les chevaux furent rafraichis; puis, prenant par un rivage resserre entre une chaine de collines et la mer, ils nous porterent d'une traite a l' <> de Brantar, et un mille plus loin a Saurboer <>, eglise annexe, situee sur la rive meridionale du Hvalfjord. Il etait alors quatre heures du soir; nous avions franchi quatre milles [1]. [1] Huit lieues. Le fjord etait large en cet endroit d'un demi-mille au moins; les vagues deferlaient avec bruit sur les rocs aigus; ce golfe s'evasait entre des murailles de rochers, sorte d'escarpe a pic haute de trois mille pieds et remarquable par ses couches brunes que separaient des lits de tuf d'une nuance rougeatre. Quelle que fut l'intelligence de nos chevaux, je n'augurais pas bien de la traversee d'un veritable bras de mer operee sur le dos d'un quadrupede. <> Mais mon oncle ne voulait pas attendre; il piqua des deux vers le rivage. Sa monture vint flairer la derniere ondulation des vagues et s'arreta; mon oncle, qui avait son instinct a lui, la pressa d'avancer. Nouveau refus de l'animal, qui secoua la tete. Alors jurons et coups de fouet, mais ruades de la bete, qui commenca a desarconner son cavalier; enfin le petit cheval, ployant ses jarrets, se retira des jambes du professeur et le laissa tout droit plante sur deux pierres du rivage, comme le colosse de Rhodes. <> fit le guide en lui touchant l'epaule. --Quoi! un bac? --<> repondit Hans en montrant un bateau. --Oui, m'ecriai-je, il y a un bac. --Il fallait donc le dire! Eh bien, en route! --<> reprit le guide. --Que dit-il? --Il dit maree, repondit mon oncle en me traduisant le mot danois. --Sans doute, il faut attendre la maree? --<> demanda mon oncle. --<> repondit Hans. Mon oncle frappa du pied, tandis que les chevaux se dirigeaient vers le bac. Je compris parfaitement la necessite d'attendre un certain instant de la maree pour entreprendre la traversee du fjord, celui ou la mer, arrivee a sa plus grande hauteur, est etale. Alors le flux et le reflux n'ont aucune action sensible, et le bac ne risque pas d'etre entraine, soit au fond du golfe, soit en plein Ocean. L'instant favorable n'arriva qu'a six heures du soir; mon oncle, moi, le guide, deux passeurs et les quatre chevaux, nous avions pris place dans une sorte de barque plate assez fragile. Habitue que j'etais aux bacs a vapeur de l'Elbe, je trouvai les rames des bateliers un triste engin mecanique. Il fallut plus d'une heure pour traverser le fjord; mais enfin le passage se fit sans accident. Une demi-heure apres, nous atteignions l'<> de Gardar. XIII Il aurait du faire nuit, mais sous le soixante cinquieme parallele, la clarte diurne des regions polaires ne devait pas m'etonner; en Islande, pendant les mois de juin et juillet, le soleil ne se couche pas. Neanmoins la temperature s'etait abaissee; j'avais froid, et surtout faim. Bienvenu fut le <> qui s'ouvrit hospitalierement pour nous recevoir. C'etait la maison d'un paysan, mais, en fait d'hospitalite, elle valait celle d'un roi. A notre arrivee, le maitre vint nous tendre la main, et, sans plus de ceremonie, il nous fit signe de le suivre. Le suivre, en effet, car l'accompagner eut ete impossible. Un passage long, etroit, obscur, donnait acces dans cette habitation construite en poutres a peine equarries et permettait d'arriver a chacune des chambres; celles-ci etaient au nombre de quatre: la cuisine, l'atelier de tissage, la <>, chambre a coucher de la famille, et, la meilleure entre toutes, la chambre des etrangers. Mon oncle, a la taille duquel on n'avait pas songe en batissant la maison, ne manqua pas de donner trois ou quatre fois de la tete contre les saillies du plafond. On nous introduisit dans notre chambre, sorte de grande salle avec un sol de terre battue et eclairee d'une fenetre dont les vitres etaient faites de membranes de mouton assez peu transparentes. La literie se composait de fourrage sec jete dans deux cadres de bois peints en rouge et ornes de sentences islandaises. Je ne m'attendais pas a ce confortable; seulement, il regnait dans cette maison une forte odeur de poisson sec, de viande maceree et de lait aigre dont mon odorat se trouvait assez mal. Lorsque nous eumes mis de cote notre harnachement de voyageurs, la voix de l'hote se fit entendre, qui nous conviait a passer dans la cuisine, seule piece ou l'on fit du feu, meme par les plus grands froids. Mon oncle se hata d'obeir a cette amicale injonction. Je le suivis. La cheminee de la cuisine etait d'un modele antique; au milieu de la chambre, une pierre pour tout foyer; au toit, un trou par lequel s'echappait la fumee. Cette cuisine servait aussi de salle a manger. A notre entree, l'hote, comme s'il ne nous avait pas encore vus, nous salua du mot <> qui signifie <>, et il vint nous baiser sur la joue. Sa femme, apres lui, prononca les memes paroles, accompagnees du meme ceremonial; puis les deux epoux, placant la main droite sur leur coeur, s'inclinerent profondement. Je me hate de dire que l'Islandaise etait mere de dix-neuf enfants, tous, grands et petits, grouillant pele-mele au milieu des volutes de fumee dont le foyer remplissait la chambre. A chaque instant j'apercevais une petite tete blonde et un peu melancolique sortir de ce brouillard. On eut dit une guirlande d'anges insuffisamment debarbouilles. Mon oncle et moi, nous fimes tres bon accueil a cette <>, et bientot il y eut trois ou quatre de ces marmots sur nos epaules, autant sur nos genoux et le reste entre nos jambes. Ceux qui parlaient repetaient <> dans tous les tons imaginables. Ceux qui ne parlaient pas n'en criaient que mieux. Ce concert fut interrompu par l'annonce du repas. En ce moment rentra le chasseur, qui venait de pourvoir a la nourriture des chevaux, c'est-a-dire qu'il les avait economiquement laches a travers champs; les pauvres betes devaient se contenter de brouter la mousse rare des rochers, quelques fucus peu nourrissants, et le lendemain elles ne manqueraient pas de venir d'elles-memes reprendre le travail de la veille. <> fit Hans en entrant. Puis tranquillement, automatiquement, sans qu'un baiser fut plus accentue que l'autre, il embrassa l'hote, l'hotesse et leurs dix-neuf enfants. La ceremonie terminee, on se mit a table, au nombre de vingt-quatre, et par consequent les uns sur les autres, dans le veritable sens de l'expression. Les plus favorises n'avaient que deux marmots sur les genoux. Cependant le silence se fit dans ce petit monde a l'arrivee de la soupe, et la taciturnite naturelle, meme aux gamins islandais, reprit son empire. L'hote nous servit une soupe au lichen et point desagreable, puis une enorme portion de poisson sec nageant dans du beurre aigri depuis vingt ans, et par consequent bien preferable au beurre frais, d'apres les idees gastronomiques de l'Islande. Il y avait avec cela du <>, sorte de lait caille, accompagne de biscuit et releve par du jus de baies de genievre; enfin, pour boisson, du petit lait mele d'eau, nomme <> dans le pays. Si cette singuliere nourriture etait bonne ou non, c'est ce dont je ne pus juger. J'avais faim, et, au dessert, j'avalai jusqu'a la derniere bouchee une epaisse bouillie de sarrasin. Le repas termine, les enfants disparurent; les grandes personnes entourerent le foyer ou brulaient de la tourbe, des bruyeres, du fumier de vache et des os de poissons desseches. Puis, apres cette <>, les divers groupes regagnerent leurs chambres respectives. L'hotesse offrit de nous retirer, suivant la coutume, nos bas et nos pantalons; mais, sur un refus des plus gracieux de notre part, elle n'insista pas, et je pus enfin me blottir dans ma couche de fourrage. Le lendemain, a cinq heures, nous faisions nos adieux au paysan islandais; mon oncle eut beaucoup de peine a lui faire accepter une remuneration convenable, et Hans donna le signal du depart. A cent pas de Gardar, le terrain commenca a changer d'aspect; le sol devint marecageux et moins favorable a la marche. Sur la droite, la serie des montagnes se prolongeait indefiniment comme un immense systeme de fortifications naturelles, dont nous suivions la contrescarpe; souvent des ruisseaux se presentaient a franchir qu'il fallait necessairement passer a gue et sans trop mouiller les bagages. Le desert se faisait de plus en plus profond; quelquefois, cependant, une ombre humaine semblait fuir au loin; si les detours de la route nous rapprochaient inopinement de l'un de ces spectres, j'eprouvais un degout soudain a la vue d'une tete gonflee, a peau luisante, depourvue de cheveux, et de plaies repoussantes que trahissaient les dechirures de miserables haillons. La malheureuse creature ne venait pas tendre sa main deformee; elle se sauvait, au contraire, mais pas si vite que Hans ne l'eut saluee du <> habituel. --<> disait-il. --Un lepreux!>> repetait mon oncle. Et ce mot seul produisait son effet repulsif. Cette horrible affection de la lepre est assez commune en Islande; elle n'est pas contagieuse, mais hereditaire; aussi le mariage est-il interdit a ces miserables. Ces apparitions n'etaient pas de nature e egayer le paysage qui devenait profondement triste; les dernieres touffes d'herbes venaient mourir sous nos pieds. Pas un arbre, si ce n'est quelques bouquets de bouleaux nains semblables a des broussailles. Pas un animal, sinon quelques chevaux, de ceux que leur maitre ne pouvait nourrir, et qui erraient sur les mornes plaines. Parfois un faucon planait dans les nuages gris et s'enfuyait a tire-d'aile vers les contrees du sud; je me laissais aller a la melancolie de cette nature sauvage, et mes souvenirs me ramenaient a mon pays natal. II fallut bientot traverser plusieurs petits fjords sans importance, et enfin un veritable golfe; la maree, etale alors, nous permit de passer sans attendre et de gagner le hameau d'Alftanes, situe un mille au dela. Le soir, apres avoir coupe a gue deux rivieres riches en truites et en brochets, l'Alfa et l'Heta, nous fumes obliges de passer la nuit dans une masure abandonnee, digne d'etre hantee par tous les lutins de la mythologie Scandinave; a coup sur le genie du froid y avait elu domicile, et il fit des siennes pendant toute la nuit. La journee suivante ne presenta aucun incident particulier. Toujours meme sol marecageux, meme uniformite, meme physionomie triste. Le soir, nous avions franchi la moitie de la distance a parcourir, et nous couchions a <> de Krosolbt. Le 19 juin, pendant un mille environ, un terrain de lave s'etendit sous nos pieds; cette disposition du sol est appelee <> dans le pays; la lave ridee a la surface affectait des formes de cables tantot allonges, tantot roules sur eux-memes; une immense coulee descendait des montagnes voisines, volcans actuellement eteints, mais dont ces debris attestaient la violence passee. Cependant quelques fumees de source chaudes rampaient ca et la. Le temps nous manquait pour observer ces phenomenes; il fallait marcher; bientot le sol marecageux reparut sous le pied de nos montures; de petits lacs l'entrecoupaient. Notre direction etait alors a l'ouest; nous avions en effet tourne la grande baie de Faxa, et la double cime blanche du Sneffels se dressait dans les nuages a moins de cinq milles. Les chevaux marchaient bien; les difficultes du sol ne les arretaient pas; pour mon compte, je commencais a devenir tres fatigue; mon oncle demeurait ferme et droit comme au premier jour; je ne pouvais m'empecher de l'admirer a l'egal du chasseur, qui regardait cette expedition comme une simple promenade. Le samedi 20 juin, a six heures du soir, nous atteignions Budir, bourgade situee sur le bord de la mer, et le guide reclamait sa paye convenue. Mon oncle regla avec lui. Ce fut la famille meme de Hans, c'est-a-dire ses oncles et cousins germains, qui nous offrit l'hospitalite; nous fumes bien recus, et sans abuser des bontes de ces braves gens, je me serais volontiers refait chez eux des fatigues du voyage. Mais mon oncle, qui n'avait rien a refaire, ne l'entendait pas ainsi, et le lendemain il fallut enfourcher de nouveau nos bonnes betes. Le sol se ressentait du voisinage de la montagne dont les racines de granit sortaient de terre: comme celles d'un vieux chene. Nous contournions l'immense base du volcan. Le professeur ne le perdait pas des yeux; il gesticulait, il semblait le prendre au defi et dire: <> Enfin, apres vingt-quatre heures de marche, les chevaux s'arreterent d'eux-memes a la porte du presbytere de Stapi. XIV Stapi est une bourgade formee d'une trentaine de huttes, et batie en pleine lave sous les rayons du soleil reflechis par le volcan. Elle s'etend au fond d'un petit fjord encaisse dans une muraille du plus etrange effet. On sait que le basalte est une roche brune d'origine ignee; elle affecte des formes regulieres qui surprennent par leur disposition. Ici la nature procede geometriquement et travaille a la maniere humaine, comme si elle eut manie l'equerre, le compas et le fil a plomb. Si partout ailleurs elle fait de l'art avec ses grandes masses jetees sans ordre, ses cones a peine ebauches, ses pyramides imparfaites, avec la bizarre succession de ses lignes, ici, voulant donner l'exemple de la regularite, et precedant les architectes des premiers ages, elle a cree un ordre severe, que ni les splendeurs de Babylone ni les merveilles de la Grece n'ont jamais depasse. J'avais bien entendu parler de la Chaussee dos Geants en Irlande, et de la Grotte de Fingal dans l'une des Hebrides, mais le spectacle d'une substruction basaltique ne s'etait pas encore offert a mes regards. Or, a Stapi, ce phenomene apparaissait dans toute sa beaute. La muraille du fjord, comme toute la cote de la presqu'ile, se composait d'une suite de colonnes verticales, hautes de trente pieds. Ces futs droits et d'une proportion pure supportaient une archivolte, faite de colonnes horizontales dont le surplombement formait demi-voute au-dessus de la mer. A de certains intervalles, et sous cet impluvium naturel, l'oeil surprenait des ouvertures ogivales d'un dessin admirable, a travers lesquelles les flots du large venaient se precipiter en ecumant. Quelques troncons de basalte, arraches par les fureurs de l'Ocean, s'allongeaient sur le sol comme les debris d'un temple antique, ruines eternellement jeunes, sur lesquelles passaient les siecles sans les entamer. Telle etait la derniere etape de notre voyage terrestre. Hans nous y avait conduits avec intelligence, et je me rassurais un peu en songeant qu'il devait nous accompagner encore. En arrivant a la porte de la maison du recteur, simple cabane basse, ni plus belle, ni plus confortable que ses voisines, je vis un homme en train de ferrer un cheval, le marteau a la main, et le tablier de cuir aux reins. <> lui dit le chasseur. --<> repondit le marechal-ferrant en parfait danois. --<> fit Hans en se retournant vers mon oncle. --Le recteur! repeta ce dernier. Il parait, Axel, que ce brave homme est le recteur.>> Pendant ce temps, le guide mettait le <> au courant de la situation; celui-ci, suspendant son travail, poussa une sorte de cri en usage sans doute entre chevaux et maquignons, et aussitot une grande megere sortit de la cabane. Si elle ne mesurait pas six pieds de haut, il ne s'en fallait guere. Je craignais qu'elle ne vint offrir aux voyageurs le baiser islandais; mais il n'en fut rien, et meme elle mit assez peu de bonne grace a nous introduire dans sa maison. La chambre des etrangers me parut etre la plus mauvaise du presbytere, etroite, sale et infecte. Il fallut s'en contenter; le recteur ne semblait pas pratiquer l'hospitalite antique. Loin de la. Avant la fin du jour, je vis que nous avions affaire a un forgeron, a un pecheur, a un chasseur, a un charpentier, et pas du tout a un ministre du Seigneur. Nous, etions en semaine, il est vrai. Peut-etre se rattrapait-il le dimanche. Je ne veux pas dire du mal de ces pauvres pretres qui, apres tout, sont fort miserables; ils recoivent du gouvernement danois un traitement ridicule et percoivent le quart de la dime de leur paroisse, ce qui ne fait pas une somme de soixante marks courants[1]. De la, necessite de travailler pour vivre; mais a pecher, a chasser, a ferrer des chevaux, on finit par prendre les manieres, le ton et les moeurs des chasseurs, des pecheurs et autres gens un peu rudes; le soir meme je m'apercus que notre hote ne comptait pas la sobriete au nombre de ses vertus. [1] Monnaie de Hambourg, 30 fr. environ. Mon oncle comprit vite a quel genre d'homme il avait affaire; au lieu d'un brave et digne savant, il trouvait un paysan lourd et grossier; il resolut donc de commencer au plus tot sa grande expedition et de quitter cette cure peu hospitaliere. Il ne regardait pas a ses fatigues et resolut d'aller passer quelques jours dans la montagne. Les preparatifs de depart furent donc faits des le lendemain de notre arrivee a Stapi. Hans loua les services de trois Islandais pour remplacer les chevaux dans le transport des bagages; mais, une fois arrives au fond du cratere, ces indigenes devaient rebrousser chemin et nous abandonner a nous-memes. Ce point fut parfaitement arrete. A cette occasion, mon oncle dut apprendre au chasseur que son intention etait de poursuivre la reconnaissance du volcan jusqu'a ses dernieres limites. Hans se contenta d'incliner la tete. Aller la ou ailleurs, s'enfoncer dans les entrailles de son ile ou la parcourir, il n'y voyait aucune difference; quant a moi, distrait jusqu'alors par les incidents du voyage, j'avais un peu oublie l'avenir, mais maintenant je sentais l'emotion me reprendre de plus belle. Qu'y faire? Si j'avais pu tenter de resister au professeur Lidenbrock, c'etait a Hambourg et non au pied du Sneffels. Une idee, entre toutes, me tracassait fort, idee effrayante et faite pour ebranler des nerfs moins sensibles que les miens. <> Cela demandait la peine d'y reflechir, et j'y reflechissais. Je ne pouvais dormir sans rever d'eruption; or, le role de scorie me paraissait assez brutal a jouer. Enfin je n'y tins plus; je resolus de soumettre le cas a mon oncle le plus adroitement possible, et sous la forme d'une hypothese parfaitement irrealisable. J'allai le trouver. Je lui fis part de mes craintes, et je me reculai pour le laisser eclater a son aise. <> repondit-il simplement. Que signifiaient ces paroles! Allait-il donc entendre la voix de la raison? Songeait-il a suspendre ses projets? C'eut ete trop beau pour etre possible.. Apres quelques instants de silence, pendant lesquels je n'osais l'interroger, il reprit en disant: <> A cette affirmation je restai stupefait, et je ne pus repliquer. <> J'obeis machinalement. En sortant du presbytere, le professeur prit un chemin direct qui, par une ouverture de la muraille basaltique, s'eloignait de la mer. Bientot nous etions en rase campagne, si l'on peut donner ce nom a un amoncellement immense de dejections volcaniques; le pays paraissait comme ecrase sous une pluie de pierres enormes, de trapp, de basalte, de granit et de toutes les roches pyroxeniques. Je voyais ca et la des fumerolles monter dans les airs; ces vapeurs blanches nommees <> en langue islandaise, venaient des sources thermales, et elles indiquaient, par leur violence, l'activite volcanique du sol. Cela me paraissait justifier mes craintes. Aussi je tombai de mon haut quand mon oncle me dit: <> Je revins a la cure l'oreille basse; mon oncle m'avait battu avec des arguments scientifiques. Cependant j'avais encore un espoir, c'est qu'une fois arrives au fond du cratere, il serait impossible, faute de galerie, de descendre plus profondement, et cela en depit de tous les Saknussemm du monde. Je passai la nuit suivante en plein cauchemar au milieu d'un volcan et des profondeurs de la terre, je me sentis lance dans les espaces planetaires sous la forme de roche eruptive. Le lendemain, 23 juin, Hans nous attendait avec ses compagnons charges des vivres, des outils et des instruments. Deux batons ferres, deux fusils, deux cartouchieres, etaient reserves a mon oncle et a moi. Hans, en homme de precaution, avait ajoute a nos bagages une outre pleine qui, jointe a nos gourdes, nous assurait de l'eau pour huit jours. Il etait neuf heures du matin. Le recteur et sa haute megere attendaient devant leur porte. Ils voulaient sans doute nous adresser l'adieu supreme de l'hote au voyageur. Mais cet adieu prit la forme inattendue d'une note formidable, ou l'on comptait jusqu'a l'air de la maison pastorale, air infect, j'ose le dire. Ce digne couple nous ranconnait comme un aubergiste suisse et portait a un beau prix son hospitalite surfaite. Mon oncle paya sans marchander. Un homme qui partait pour le centre de la terre ne regardait pas a quelques rixdales. Ce point regle, Hans donna le signal du depart, et quelques instants apres nous avions quitte Stapi. XV Le Sneffels est haut de cinq mille pieds; il termine, par son double cone, une bande trachytique qui se detache du systeme orographique de l'ile. De notre point de depart on ne pouvait voir ses deux pics se profiler sur le fond grisatre du ciel. J'apercevais seulement une enorme calotte de neige abaissee sur le front du geant. Nous marchions en file, precedes du chasseur; celui-ci remontait d'etroits sentiers ou deux personnes n'auraient pas pu aller de front. Toute conversation devenait donc a peu pres impossible. Au dela de la muraille basaltique du fjord de Stapi, se presenta d'abord un sol de tourbe herbacee et fibreuse, residu de l'antique vegetation des marecages de la presqu'ile; la masse de ce combustible encore inexploite suffirait a chauffer pendant un siecle toute la population de l'Islande; cette vaste tourbiere, mesuree du fond de certains ravins, avait souvent soixante-dix pieds de haut et presentait des couches successives de detritus carbonises, separees par des feuillets de tuf ponceux. En veritable neveu du professeur Lidenbrock et malgre mes preoccupations, j'observais avec interet les curiosites mineralogiques etalees dans ce vaste cabinet d'histoire naturelle; en meme temps je refaisais dans mon esprit toute l'histoire geologique de l'Islande. Cette ile, si curieuse, est evidemment sortie du fond des eaux a une epoque relativement moderne; peut-etre meme s'eleve-t-elle encore par un mouvement insensible. S'il en est ainsi, on ne peut attribuer son origine qu'a l'action des feux souterrains. Donc, dans ce cas, la theorie de Humphry Davy, le document de Saknussemm, les pretentions de mon oncle, tout s'en allait en fumee. Cette hypothese me conduisit a examiner attentivement la nature du sol, et je me rendis bientot compte de la succession des phenomenes qui presiderent a la formation de l'ile. L'Islande, absolument privee de terrain sedimentaire, se compose uniquement de tuf volcanique, c'est-a-dire d'un agglomerat de pierres et de roches d'une texture poreuse. Avant l'existence des volcans; elle etait faite d'un massif trappeen, lentement souleve au-dessus des flots par la poussee des forces centrales. Les feux interieurs n'avaient pas encore fait irruption au dehors. Mais, plus tard, une large fente se creusa diagonalement du sud-ouest au nord-ouest de l'ile, par laquelle s'epancha peu a peu toute la pate trachytique. Le phenomene s'accomplissait alors sans violence; l'issue etait enorme, et les matieres fondues, rejetees des entrailles du globe, s'etendirent tranquillement en vastes nappes ou en masses mamelonnees. A cette epoque apparurent les fedspaths, les syenites et les porphyres. Mais, grace a cet epanchement, l'epaisseur de l'ile s'accrut considerablement, et, par suite, sa force de resistance. On concoit quelle quantite de fluides elastiques s'emmagasina dans son sein, lorsqu'elle n'offrit plus aucune issue, apres le refroidissement de la croute trachytique. Il arriva donc un moment ou la puissance mecanique de ces gaz fut telle qu'ils souleverent la lourde ecorce et se creuserent de hautes cheminees. De la le volcan fait du soulevement de la croute, puis le cratere subitement troue au sommet du volcan. Alors aux phenomenes eruptifs succederent les phenomenes volcaniques; par les ouvertures nouvellement formees s'echapperent d'abord les dejections basaltiques, dont la plaine que nous traversions en ce moment offrait a nos regards les plus merveilleux specimens. Nous marchions sur ces roches pesantes d'un gris fonce que le refroidissement avait moulees en prismes a base hexagone. Au loin se voyaient un grand nombre de cones aplatis, qui furent jadis autant de bouches ignivomes. Puis, l'eruption basaltique epuisee, le volcan, dont la force s'accrut de celle des crateres eteints, donna passade aux laves et a ces tufs de cendres et de scories dont j'apercevais les longues coulees eparpillees sur ses flancs comme une chevelure opulente. Telle fut la succession des phenomenes qui constituerent l'Islande; tous provenaient de l'action des feux interieurs, et supposer que la masse interne ne demeurait pas dans un etat permanent d'incandescente liquidite, c'etait folie. Folie surtout de pretendre atteindre le centre du globe! Je me rassurais donc sur l'issue de notre entreprise, tout en marchant a l'assaut du Sneffels. La route devenait de plus en plus difficile; le sol montait; les eclats de roches s'ebranlaient, et il fallait la plus scrupuleuse attention pour eviter des chutes dangereuses. Hans s'avancait tranquillement comme sur un terrain uni; parfois il disparaissait derriere les grands blocs, et nous le perdions de vue momentanement; alors un sifflement aigu, echappe de ses levres, indiquait la direction a suivre. Souvent aussi il s'arretait, ramassait quelques debris de rocs, les disposait d'une facon reconnaissable et formait ainsi des amers destines a indiquer la route du retour. Precaution bonne en soi, mais que les evenements futurs rendirent inutile. Trois fatigantes heures de marche nous avaient amenes seulement a la base de la montagne. La, Hans fit signe de s'arreter, et un dejeuner sommaire fut partage entre tous. Mon oncle mangeait les morceaux doubles pour aller plus vite. Seulement, cette halte de refection etant aussi une halte de repos, il dut attendre le bon plaisir du guide, qui donna le signal du depart une heure apres. Les trois Islandais, aussi taciturnes que leur camarade le chasseur, ne prononcerent pas un seul mot et mangerent sobrement. Nous commencions maintenant a gravir les pentes du Sneffels; son neigeux sommet, par une illusion d'optique frequente dans les montagnes, me paraissait fort rapproche, et cependant, que de longues heures avant de l'atteindre! quelle fatigue surtout! Les pierres qu'aucun ciment de terre, aucune herbe ne liaient entre elles, s'eboulaient sous nos pieds et allaient se perdre dans la plaine avec la rapidite d'une avalanche. En de certains endroits, les flancs du mont faisaient avec l'horizon un angle de trente-six degres au moins; il etait impossible de les gravir, et ces raidillons pierreux devaient etre tournes non sans difficulte. Nous nous pretions alors un mutuel secours a l'aide de nos batons. Je dois dire que mon oncle se tenait pres de moi le plus possible; il ne me perdait pas de vue, et en mainte occasion, son bras me fournit un solide appui. Pour son compte, il avait sans doute le sentiment inne de l'equilibre, car il ne bronchait pas. Les Islandais, quoique charges grimpaient avec une agilite de montagnards. A voir la hauteur de la cime du Sneffels, il me semblait impossible qu'on put l'atteindre de ce cote, si l'angle d'inclinaison des pentes ne se fermait pas. Heureusement, apres une heure de fatigues et de tours de force, au milieu du vaste tapis de neige developpe sur la croupe du volcan, une sorte d'escalier se presenta inopinement, qui simplifia notre ascension. Il etait forme par l'un de ces torrents de pierres rejetees par les eruptions, et dont le nom islandais est <>. Si ce torrent n'eut pas ete arrete dans sa chute par la disposition des flancs de la montagne, il serait alle se precipiter dans la mer et former des iles nouvelles. Tel il etait, tel il nous servit fort; la raideur des pentes s'accroissait, mais ces marches de pierres permettaient de les gravir aisement, et si rapidement meme, qu'etant reste un moment en arriere pendant que mes compagnons continuaient leur ascension, je les apercus deja reduits, par l'eloignement, a une apparence microscopique. A sept heures du soir nous avions monte les deux mille marches de l'escalier, et nous dominions une extumescence de la montagne, sorte d'assise sur laquelle s'appuyait le cone proprement dit du cratere. La mer s'etendait a une profondeur de trois mille deux cents pieds; nous avions depasse la limite des neiges perpetuelles, assez peu elevee en Islande par suite de l'humidite constante du climat. Il faisait un froid violent; le vent soufflait avec force. J'etais epuise. Le professeur vit bien que mes jambes me refusaient tout service, et, malgre son impatience, il se decida a s'arreter. Il fit donc signe au chasseur, qui secoua la tete en disant: --<> --Il parait qu'il faut aller plus haut, dit mon oncle. Puis il demanda a Hans le motif de sa reponse. --<>, repondit le guide. --<> repeta l'un des Islandais d'un ton effraye. --Que signifie ce mot? demandai-je avec inquietude. --Vois,>> dit mon oncle. Je portai mes regards vers la plaine; une immense colonne de pierre ponce pulverisee, de sable et de poussiere s'elevait en tournoyant comme une trombe; le vent la rabattait sur le flanc du Sneffels, auquel nous etions accroches; ce rideau opaque etendu devant le soleil produisait une grande ombre jetee sur la montagne. Si cette trombe s'inclinait, elle devait inevitablement nous enlacer dans ses tourbillons. Ce phenomene, assez frequent lorsque le vent souffle des glaciers, prend le nom de <> en langue islandaise. <> s'ecria notre guide. Sans savoir le danois, je compris qu'il nous fallait suivre Hans au plus vite. Celui-ci commenca a tourner le cone du cratere, mais en biaisant, de maniere a faciliter la marche; bientot, la trombe s'abattit sur la montagne, qui tressaillit a son choc; les pierres saisies dans les remous du vent volerent en pluie comme dans une eruption. Nous etions, heureusement, sur le versant oppose et a l'abri de tout danger; sans la precaution du guide, nos corps dechiquetes, reduits en poussiere, fussent retombes au loin comme le produit de quelque meteore inconnu. Cependant Hans ne jugea pas prudent de passer la nuit sur les flancs du cone. Nous continuames notre ascension en zigzag; les quinze cents pieds qui restaient a franchir prirent pres de cinq heures; les detours, les biais et contremarches mesuraient trois lieues au moins. Je n'en pouvais plus; je succombais au froid et a la faim. L'air, un peu rarefie, ne suffisait pas au jeu de mes poumons. Enfin, a onze heures du soir, en pleine obscurite, le sommet du Sneffels fut atteint, et, avant d'aller m'abriter a l'interieur du cratere, j'eus le temps d'apercevoir <> au plus bas de sa carriere, projetant ses pales rayons sur l'ile endormie a mes pieds XVI Le souper fut rapidement devore et la petite troupe se casa de son mieux. La couche etait dure, l'abri peu solide, la situation fort penible, a cinq mille pieds au-dessus du niveau de la mer. Cependant mon sommeil fut particulierement paisible pendant cette nuit, l'une des meilleures que j'eusse passees depuis longtemps. Je ne revai meme pas. Le lendemain on se reveilla a demi gele par un air tres vif, aux rayons d'un beau soleil. Je quittai ma couche de granit et j'allai jouir du magnifique spectacle qui se developpait a mes regards. J'occupais le sommet de l'un des deux pics du Sneffels, celui du sud. De la ma vue s'etendait sur la plus grande partie de l'ile; l'optique, commune a toutes les grandes hauteurs, en relevait les rivages, tandis que les parties centrales paraissaient s'enfoncer. On eut dit qu'une de ces cartes en relief d'Helbesmer s'etalait sous mes pieds; je voyais les vallees profondes se croiser en tous sens, les precipices se creuser comme des puits, les lacs se changer en etangs, les rivieres se faire ruisseaux. Sur ma droite se succedaient les glaciers sans nombre et les pics multiplies, dont quelques-uns s'empanachaient de fumees legeres. Les ondulations de ces montagnes infinies, que leurs couches de neige semblaient rendre ecumantes, rappelaient a mon souvenir la surface d'une mer agitee. Si je me retournais vers l'ouest, l'Ocean s'y developpait dans sa majestueuse etendue, comme une continuation de ces sommets moutonneux. Ou finissait la terre, ou commencaient les flots, mon oeil le distinguait a peine. Je me plongeais ainsi dans cette prestigieuse extase que donnent les hautes cimes, et cette fois, sans vertige, car je m'accoutumais enfin a ces sublimes contemplations. Mes regards eblouis se baignaient dans la transparente irradiation des rayons solaires, j'oubliais qui j'etais, ou j'etais, pour vivre de la vie des elfes ou des sylphes, imaginaires habitants de la mythologie scandinave; je m'enivrais de la volupte des hauteurs, sans songer aux abimes dans lesquels ma destinee allait me plonger avant peu. Mais je fus ramene au sentiment de la realite par l'arrivee du professeur et de Hans, qui me rejoignirent au sommet du pic. Mon oncle, se tournant vers l'ouest, m'indiqua de la main une legere vapeur, une brume, une apparence de terre qui dominait la ligne des flots. <> La demande formulee, le chasseur repondit: <> Mon oncle me jeta un coup d'oeil triomphant. <> dit-il. Le cratere du Sneffels representait un cone renverse dont l'orifice pouvait avoir une demi-lieue de diametre. Sa profondeur, je l'estimais a deux mille pieds environ. Que l'on juge de l'etat d'un pareil recipient, lorsqu'il s'emplissait de tonnerres et de flammes. Le fond de l'entonnoir ne devait pas mesurer plus de cinq cents pieds de tour, de telle sorte que ses pentes assez douces permettaient d'arriver facilement a sa partie inferieure. Involontairement, je comparais ce cratere a un enorme tromblon evase, et la comparaison m'epouvantait. <> Mais je n'avais pas a reculer. Hans, d'un air indifferent, reprit la tete de la troupe. Je le suivis sans mot dire. Afin de faciliter la descente, Hans decrivait a l'interieur du cone des ellipses tres allongees; il fallait marcher au milieu des roches eruptives, dont quelques-unes, ebranlees dans leurs alveoles, se precipitaient en rebondissant jusqu'au fond de l'abime. Leur chute determinait des reverberations d'echos d'une etrange sonorite. Certaines parties du cone formaient des glaciers interieurs; Hans ne s'avancait alors qu'avec une extreme precaution, sondant le sol de son baton ferre pour y decouvrir les crevasses. A de certains passages douteux, il devint necessaire de nous lier par une longue corde, afin que celui auquel le pied viendrait a manquer inopinement se trouvat soutenu par ses compagnons. Cette solidarite etait chose prudente, mais elle n'excluait pas tout danger. Cependant, et malgre les difficultes de la descente sur des pentes que le guide ne connaissait pas, la route se fit sans accident, sauf la chute d'un ballot de cordes qui s'echappa des mains d'un Islandais et alla par le plus court jusqu'au fond de l'abime. A midi nous etions arrives. Je relevai la tete, et j'apercus l'orifice superieur du cone, dans lequel s'encadrait un morceau de ciel d'une circonference singulierement reduite, mais presque parfaite. Sur un point seulement se detachait le pic du Scartaris, qui s'enfoncait dans l'immensite. Au fond du cratere s'ouvraient trois cheminees par lesquelles, au temps des eruptions du Sneffels, le foyer central chassait ses laves et ses vapeurs. Chacune de ces cheminees avait environ cent pieds de diametre. Elles etaient la beantes sous nos pas. Je n'eus pas la force d'y plonger mes regards. Le professeur Lidenbrock, lui, avait fait un examen rapide de leur disposition; il etait haletant; il courait de l'une a l'autre, gesticulant et lancant des paroles incomprehensibles. Hans et ses compagnons, assis sur des morceaux de lave, le regardaient faire; ils le prenaient evidemment pour un fou. Tout a coup mon oncle poussa un cri; je crus qu'il venait de perdre pied et de tomber dans l'un des trois gouffres. Mais non. Je l'apercus, les bras etendus, les jambes ecartees, debout devant un roc de granit pose au centre du cratere, comme un enorme piedestal fait pour la statue d'un Pluton. Il etait dans la pose d'un homme stupefait, mais dont la stupefaction fit bientot place a une joie insensee. <> J'accourus. Ni Hans ni les Islandais ne bougerent. <> me dit le professeur. Et, partageant sa stupefaction, sinon sa joie, je lus sur la face occidentale du bloc, en caracteres runiques a demi-ronges par le temps, ce nom mille fois maudit: D0 E6 B3 C5 BC D0 B4 B3 A2 BC BC C5 EF <> Je ne repondis pas, et je revins consterne a mon banc de lave. L'evidence m'ecrasait. Combien de temps demeurai-je ainsi plonge dans mes reflexions, je l'ignore. Tout ce que je sais, c'est qu'en relevant la tete je vis mon oncle et Hans seuls au fond du cratere. Les Islandais avaient ete congedies, et maintenant ils redescendaient les pentes exterieures du Sneffels pour regagner Stapi. Hans dormait tranquillement au pied d'un roc, dans une coulee de lave ou il s'etait fait un lit improvise; mon oncle tournait au fond du cratere, comme une bete sauvage dans la fosse d'un trappeur. Je n'eus ni l'envie ni la force de me lever, et, prenant exemple sur le guide, je me laissai aller a un douloureux assoupissement, croyant entendre des bruits ou sentir des frissonnements dans les flancs de la montagne. Ainsi se passa cette premiere nuit au fond du cratere. Le lendemain, un ciel gris, nuageux, lourd, s'abaissa sur le sommet du cone. Je ne m'en apercus pas tant a l'obscurite du gouffre qu'a la colere dont mon oncle fut pris. J'en compris la raison, et un reste d'espoir me revint au coeur. Voici pourquoi. Des trois routes ouvertes sous nos pas, une seule avait ete suivie par Saknussemm. Au dire du savant islandais, on devait la reconnaitre a cette particularite signalee dans le cryptogramme, que l'ombre du Scartaris venait en caresser les bords pendant les derniers jours du mois de juin. On pouvait, en effet, considerer ce pic aigu comme le style d'un immense cadran solaire, dont l'ombre a un jour donne marquait le chemin du centre du globe. Or, si le soleil venait a manquer, pas d'ombre. Consequemment, pas d'indication. Nous etions au 25 juin. Que le ciel demeurat couvert pendant six jours, et il faudrait remettre l'observation a une autre annee. Je renonce a peindre l'impuissante colere du professeur Lidenbrock. La journee se passa, et aucune ombre ne vint s'allonger sur le font du cratere. Hans ne bougea pas de sa place; il devait pourtant se demander ce que nous attendions, s'il se demandait quelque chose! Mon oncle ne m'adressa pas une seule fois la parole. Ses regards, invariablement tournes vers le ciel, se perdaient dans sa teinte grise et brumeuse. Le 26, rien encore, une pluie melee de neige tomba pendant toute la journee. Hans construisit une hutte avec des morceaux de lave. Je pris un certain plaisir a suivre de l'oeil les milliers de cascades improvisees sur les flancs du cone, et dont chaque pierre accroissait l'assourdissant murmure. Mon oncle ne se contenait plus. Il y avait de quoi irriter un homme plus patient, car c'etait veritablement echouer au port. Mais aux grandes douleurs le ciel mele incessamment les grandes joies, et il reservait au professeur Lidenbrock une satisfaction egale a ses desesperants ennuis. Le lendemain le ciel fut encore couvert, mais le dimanche, 28 juin, l'antepenultieme jour du mois, avec le changement de lune vint le changement de temps. Le soleil versa ses rayons a flots dans le cratere. Chaque monticule, chaque roc, chaque pierre, chaque asperite eut part a sa bienfaisante effluve et projeta instantanement son ombre sur le sol. Entre toutes, celle du Scartaris se dessina comme une vive arete et se mit a tourner insensiblement vers l'astre radieux, Mon oncle tournait avec elle. A midi, dans sa periode la plus courte, elle vint lecher doucement le bord de la cheminee centrale. <> ajouta-t-il en danois. Je regardai Hans. <> fit tranquillement le guide. --En avant!>> repondit mon oncle. Il etait une heure et treize minutes du soir. XVII Le veritable voyage commencait. Jusqu'alors les fatigues l'avaient emporte sur les difficultes; maintenant celles-ci allaient veritablement naitre sous nos pas. Je n'avais point encore plonge mon regard dans ce puits insondable ou j'allais m'engouffrer. Le moment etait venu. Je pouvais encore ou prendre mon parti de l'entreprise ou refuser de la tenter. Mais j'eus honte de reculer devant le chasseur. Hans acceptait si tranquillement l'aventure, avec une telle indifference, une si parfaite insouciance de tout danger, que je rougis a l'idee d'etre moins brave que lui. Seul, j'aurais entame la serie des grands argumente; mais, en presence du guide, je me tus; un de mes souvenirs s'envola vers ma jolie Virlandaise, et je m'approchai de la cheminee centrale. J'ai dit qu'elle mesurait cent pieds de diametre, ou trois cents pieds de tour. Je me penchai au-dessus d'un roc qui surplombait, et je regardai; mes cheveux se herisserent. Le sentiment du vide s'empara de mon etre. Je sentis le centre de gravite se deplacer en moi et le vertige monter a ma tete comme une ivresse. Rien de plus capiteux que cette attraction de l'abime. J'allais tomber. Une main me retint. Celle de Hans. Decidement, je n'avais pas pris assez de lecons de gouffre a la Frelsers-Kirk de Copenhague. Cependant, si peu que j'eusse hasarde mes regards dans ce puits, je m'etais rendu compte de sa conformation. Ses parois, presque a pic, presentaient cependant de nombreuses saillies qui devaient faciliter la descente; mais si l'escalier ne manquait pas, la rampe faisait defaut. Une corde attachee a l'orifice aurait suffi pour nous soutenir, mais comment la detacher, lorsqu'on serait parvenu a son extremite inferieure? Mon oncle employa un moyen fort simple pour obvier a cette difficulte. Il deroula une corde de la grosseur du pouce et longue de quatre cents pieds; il en laissa filer d'abord la moitie, puis il l'enroula autour d'un bloc de lave qui faisait saillie et rejeta l'autre moitie dans la cheminee. Chacun de nous pouvait alors descendre en reunissant dans sa main les deux moities de la corde qui ne pouvait se defiler; une fois descendus de deux cents pieds, rien ne nous serait plus aise que de la ramener en lachant un bout et en halant sur l'autre. Puis, on recommencerait cet exercice _usque ad infinitum_. <> L'audacieux professeur ne nous comprenait evidemment pas dans cette derniere categorie. <> Mon oncle employait volontiers les grands moyens et sans hesiter. Sur son ordre, Hans reunit en un seul colis les objets non fragiles, et ce paquet, solidement corde, fut tout bonnement precipite dans le gouffre. J'entendis ce mugissement sonore produit par le deplacement des couches d'air. Mon oncle, penche sur l'abime, suivait d'un oeil satisfait la descente de ses bagages, et ne se releva qu'apres les avoir perdus de vue. <> Je demande a tout homme de bonne foi s'il etait possible d'entendre sans frissonner de telles paroles! Le professeur attacha sur son dos le paquet des instruments; Hans prit celui des outils, moi celui des armes. La descente commenca dans l'ordre suivant: Hans, mon oncle et moi. Elle se fit dans un profond silence, trouble seulement par la chute des debris de roc qui se precipitaient dans l'abime. Je me laissai couler, pour ainsi dire, serrant frenetiquement la double corde d'une main, de l'autre m'arc-boutant au moyen de mon baton ferre. Une idee unique me dominait: je craignais que le point d'appui ne vint a manquer. Cette corde me paraissait bien fragile pour supporter le poids de trois personnes. Je m'en servais le moins possible, operant des miracles d'equilibre sur les saillies de lave que mon pied cherchait a saisir comme une main. Lorsqu'une de ces marches glissantes venait a s'ebranler sous le pas de Hans, il disait de sa voix tranquille: --<> --Attention!>> repetait mon oncle. Apres une demi-heure, noua etions arrives sur la surface d'un roc fortement engage dans la paroi de la cheminee. Hans tira la corde par l'un de ses bouts; l'autre s'eleva dans l'air; apres avoir depasse le rocher superieur, il retomba en raclant les morceaux de pierres et de laves, sorte de pluie, ou mieux, de grele fort dangereuse. En me penchant au-dessus de notre etroit plateau, je remarquai que le fond du trou etait encore invisible. La manoeuvre de la corde recommenca, et une demi-heure apres nous avions gagne une nouvelle profondeur de deux cents pieds. Je ne sais si le plus enrage geologue eut essaye d'etudier, pendant cette descente, la nature des terrains qui l'environnaient. Pour mon compte, je ne m'en inquietai guere; qu'ils fussent pliocenes, miocenes, eocenes, cretaces, jurassiques, triasiques, perniens, carboniferes, devoniens, siluriens ou primitifs, cela me preoccupa peu. Mais le professeur, sans doute, fit ses observations ou prit ses notes, car, a l'une des haltes, il me dit: <> Toujours la meme conclusion. On comprend que je ne m'amusai pas a discuter. Mon silence fut pris pour un assentiment, et la descente recommenca. Au bout de trois heures, je n'entrevoyais pas encore le fond de la cheminee. Lorsque je relevais la tete, j'apercevais son orifice qui decroissait sensiblement; ses parois, par suite de leur legere inclinaison, tendaient a se rapprocher, l'obscurite se faisait peu a peu. Cependant nous descendions toujours; il me semblait que les pierres detachees des parois s'engloutissaient avec une repercussion plus mate et qu'elles devaient rencontrer promptement le fond de l'abime. Comme j'avais eu soin de noter exactement nos manoeuvres de corde, je pus me rendre un compte exact de la profondeur atteinte et du temps ecoule. Nous avions alors repete quatorze fois cette manoeuvre qui durait une demi-heure. C'etait donc sept heures, plus quatorze quarts d'heure de repos ou trois heures et demie. En tout, dix heures et demie. Nous etions partis a une heure, il devait etre onze heures en ce moment. Quant a la profondeur a laquelle nous etions parvenus, ces quatorze manoeuvres d'une corde de deux cents pieds donnaient deux mille huit cents pieds. En ce moment la voix de Hans se fit entendre: --<> dit-il. Je m'arretai court au moment ou j'allais heurter de mes pieds la tete de mon oncle. <> L'obscurite n'etait pas encore complete. On ouvrit le sac aux provisions, on mangea et l'on se coucha de son mieux sur un lit de pierres et de debris de lave. Et quand, etendu sur le dos, j'ouvris les yeux, j'apercus un point brillant a l'extremite de ce tube long de trois mille pieds, qui se transformait en une gigantesque lunette. C'etait une etoile depouillee de toute scintillation et qui, d'apres mes calculs, devait etre sigma de la petite Ourse. Puis je m'endormis d'un profond sommeil. XVII A huit heures du matin, un rayon du jour vint nous reveiller. Les mille facettes de lave des parois le recueillaient a son passage et l'eparpillaient comme une pluie d'etincelles. Cette lueur etait assez forte pour permettre de distinguer les objets environnants. <> En effet, le mercure, apres avoir peu a peu remonte dans l'instrument a mesure que notre descente s'effectuait, s'etait arrete a vingt-neuf pouces. <> Cet instrument allait, en effet, nous devenir inutile, du moment que le poids de l'air depasserait sa pression calculee au niveau de l'Ocean. <> --La-haut.>> En effet, ce paquet etait accroche a une saillie de roc, a une centaine de pieds au-dessus de notre tete. Aussitot l'agile Islandais grimpa comme un chat et, en quelques minutes, le paquet nous rejoignit. <> Le biscuit et la viande seche furent arroses de quelques gorgees d'eau melee de genievre. Le dejeuner termine, mon oncle tira de sa poche un carnet destine aux observations; il prit successivement ses divers instruments et nota les donnees suivantes: Lundi 1er juillet. _Chronometre: 8 h. 17 m. du matin. Barometre: 29p. 7 l. Thermometre: 6deg.. Direction: E.-S.-E._ Cette derniere observation s'appliquait a la galerie obscure et fut donnee par la boussole. <> Cela dit, mon oncle prit d'une main l'appareil de Ruhmkorff suspendu a son cou; de l'autre, il mit en communication le courant electrique avec le serpentin de la lanterne, et une assez vive lumiere dissipa les tenebres de la galerie. Hans portait le second appareil, qui fut egalement mis en activite. Cette ingenieuse application de l'electricite nous permettait d'aller longtemps en creant un jour artificiel, meme au milieu des gaz les plus inflammables. <> fit mon oncle. Chacun reprit son ballot. Hans se chargea de pousser devant lui le paquet des cordages et des habits, et, moi troisieme, nous entrames dans la galerie. Au moment de m'engouffrer dans ce couloir obscur, je relevai la tete, et j'apercus une derniere fois, par le champ de l'immense tube, ce ciel de l'Islande <> La lave, a la derniere eruption de 1229, s'etait fraye un passage a travers ce tunnel. Elle tapissait l'interieur d'un enduit epais et brillant; la lumiere electrique s'y reflechissait en centuplant son intensite. Toute la difficulte de la route consistait a ne pas glisser trop rapidement sur une pente inclinee a quarante-cinq degres environ; heureusement, certaines erosions, quelques boursouflures, tenaient lieu de marches, et nous n'avions qu'a descendre en laissant filer nos bagages retenus par une longue corde. Mais ce qui se faisait marche sous nos pieds devenait stalactites sur les autres parois; la lave, poreuse en de certains endroits, presentait de petites ampoules arrondies; des cristaux de quartz opaque, ornes de limpides gouttes de verre et suspendus a la voute comme des lustres, semblaient s'allumer a notre passage. On eut dit que les genies du gouffre illuminaient leur palais pour recevoir les hotes de la terre. <> II aurait dit plus justement <> car nous nous laissions aller sans fatigue sur des pentes inclinees. C'etait le <>, de Virgile. La boussole, que je consultais frequemment, indiquait la direction du sud-est avec une imperturbable rigueur. Cette coulee de lave n'obliquait ni d'un cote ni de l'autre. Ella avait l'inflexibilite de la ligne droite. Cependant la chaleur n'augmentait pas d'une facon sensible; cela donnait raison aux theories de Davy, et plus d'une fois je consultai le thermometre avec etonnement. Deux heures apres le depart, il ne marquait encore que 10deg., c'est-a-dire un accroissement de 4deg.. Cela m'autorisait a penser que notre descente etait plus horizontale que verticale. Quant a connaitre exactement la profondeur atteinte, rien de plus facile. Le professeur mesurait exactement les angles de deviation et d'inclinaison de la route, mais il gardait pour lui le resultat de ses observations. Le soir, vers huit heures, il donna le signal d'arret. Hans aussitot s'assit; les lampes furent accrochees a une saillie de lave. Nous etions dans une sorte de caverne ou l'air ne manquait pas. Au contraire. Certains souffles arrivaient jusqu'a nous. Quelle cause les produisait? A quelle agitation atmospherique attribuer leur origine? C'est une question que je ne cherchai pas a resoudre en ce moment; la faim et la fatigue me rendaient incapable de raisonner. Une descente de sept heures consecutives ne se fait pas sans une grande depense de forces. J'etais epuise. Le mot halte me fit donc plaisir a entendre. Hans etala quelques provisions sur un bloc de lave, et chacun mangea avec appetit. Cependant une chose m'inquietait; notre reserve d'eau etait a demi consommee. Mon oncle comptait la refaire aux sources souterraines, mais jusqu'alors celles-ci manquaient absolument. Je ne pus m'empecher d'attirer son attention sur ce sujet. <> Les calculs du professeur etaient exacts; nous avions deja depasse de six mille pieds les plus grandes profondeurs atteintes par l'homme, telles que les mines de Kitz-Bahl dans le Tyrol, et celles de Wuttemberg en Boheme. La temperature, qui aurait du etre de quatre-vingt-un degres en cet endroit, etait de quinze a peine. Cela donnait singulierement a reflechir. XIX Le lendemain, mardi 30 juin, a six heures, la descente fut reprise. Nous suivions toujours la galerie de lave, veritable rampe naturelle, douce comme ces plans inclines qui remplacent encore l'escalier dans les vieilles maisons. Ce fut ainsi jusqu'a midi dix-sept minutes, instant precis ou nous rejoignimes Hans, qui venait de s'arreter. <> Je regardai autour de moi; nous etions au centre d'un carrefour, auquel deux routes venaient aboutir, toutes deux sombres et etroites. Laquelle convenait-il de prendre? Il y avait la une difficulte. Cependant mon oncle ne voulut paraitre hesiter ni devant moi ni devant le guide; il designa le tunnel de l'est, et bientot nous y etions enfonces tous les trois. D'ailleurs toute hesitation devant ce double chemin se serait prolongee indefiniment, car nul indice ne pouvait determiner le choix de l'un ou de l'autre; il fallait s'en remettre absolument au hasard. La pente de cette nouvelle galerie etait peu sensible, et sa section fort inegale; parfois une succession d'arceaux se deroulait devant nos pas comme les contre-nefs d'une cathedrale gothique; les artistes du moyen age auraient pu etudier la toutes les formes de cette architecture religieuse qui a l'ogive pour generateur. Un mille plus loin, notre tete se courbait sous les cintres surbaisses du style roman, et de gros piliers engages dans le massif pliaient sous la retombee des voutes. A de certains endroits, cette disposition faisait place a de basses substructions qui ressemblaient aux ouvrages des castors, et nous nous glissions en rampant a travers d'etroits boyaux. La chaleur se maintenait a un degre supportable. Involontairement je songeais a son intensite, quand les laves vomies par le Sneffels se precipitaient par cette route si tranquille aujourd'hui. Je m'imaginais les torrents de feu brises aux angles de la galerie et l'accumulation des vapeurs surchauffees dans cet etroit milieu! <> Ces reflexions, je ne les communiquai point a l'oncle Lidenbrock; il ne les eut pas comprises. Son unique pensee etait d'aller en avant. Il marchait, il glissait, il degringolait meme, avec une conviction qu'apres tout il valait mieux admirer. A six heures du soir, apres une promenade peu fatigante, nous avions gagne deux lieues dans le sud, mais a peine un quart de mille en profondeur. Mon oncle donna le signal du repos. On mangea sans trop causer, et l'on s'endormit sans trop reflechir. Nos dispositions pour la nuit etaient fort simples: une couverture de voyage dans laquelle on se roulait, composait toute la literie. Nous n'avions a redouter ni froid, ni visite importune. Les voyageurs qui s'enfoncent au milieu des deserts de l'Afrique, au sein des forets du nouveau monde, sont forces de se veiller les uns les autres pendant les heures du sommeil; mais ici, solitude absolue et securite complete. Sauvages ou betes feroces, aucune de ces races malfaisantes n'etait a craindre. On se reveilla le lendemain frais et dispos. La route fut reprise. Nous suivions un chemin de lave comme la veille. Impossible de reconnaitre la nature des terrains qu'il traversait. Le tunnel, au lieu de s'enfoncer dans les entrailles du globe, tendait a devenir absolument horizontal. Je crus remarquer meme qu'il remontait vers la surface de la terre. Cette disposition devint si manifeste vers dix heures du matin, et par suite si fatigante, que je fus force de moderer notre marche. <> Le professeur remua la tete en homme qui ne veut pas etre convaincu. J'essayai de reprendre la conversation. Il ne me repondit pas et donna le signal du depart. Je vis bien que son silence n'etait que de la mauvaise humeur concentree. Cependant j'avais repris mon fardeau avec courage, et je suivais rapidement Hans, que precedait mon oncle. Je tenais a ne pas etre distance; ma grande preoccupation etait de ne point perdre mes compagnons de vue. Je fremissais a la pensee de m'egarer dans les profondeurs de ce labyrinthe. D'ailleurs, la route ascendante devenait plus penible, je m'en consolais en songeant qu'elle me rapprochait de la surface de la terre. C'etait un espoir. Chaque pas le confirmait. A midi un changement d'aspect se produisit dans les parois de la galerie. Je m'en apercus a l'affaiblissement de la lumiere electrique reflechie par les murailles. Au revetement de lave succedait la roche vive; le massif se composait de couches inclinees et souvent disposees verticalement. Nous etions en pleine epoque de transition, en pleine periode silurienne[1]. [1] Ainsi nommee parce que les terrains de cette periode sont fort etendus en Angleterre, dans les contrees habitees autrefois par la peuplade celtique des Silures. <> J'aurais du garder pour moi mes observations. Mais mon temperament de geologue l'emporta sur la prudence, et l'oncle Lidenbrock entendit mes exclamations. <> Je forcai le professeur a promener sa lampe sur les parois de la galerie. Je m'attendais a quelque exclamation de sa part. Mais, loin de la, il ne dit pas un mot, et continua sa route. M'avait-il compris ou non? Ne voulait-il pas convenir, par amour-propre d'oncle et de savant, qu'il s'etait trompe en choisissant le tunnel de l'est, ou tenait-il a reconnaitre ce passage jusqu'a son extremite? Il etait evident que nous avions quitte la route des laves, et que ce chemin ne pouvait conduire au foyer du Sneffels. Cependant je me demandai si je n'accordais pas une trop grande importance a cette modification des terrains. Ne me trompais-je pas moi-meme? Traversions-nous reellement ces couches de roches superposees au massif granitique? <> Je n'avais pas fait cent pas que des preuves incontestables s'offrirent a mes yeux. Cela devait etre, car, a l'epoque silurienne, les mers renfermaient plus de quinze cents especes vegetales ou animales. Mes pieds, habitues au sol dur des laves, foulerent tout a coup une poussiere faite de debris de plantes et de coquille. Sur les parois se voyaient distinctement des empreintes de fucus et de lycopodes; le professeur Lidenbrock ne pouvait s'y tromper; mais il fermait les yeux, j'imagine, et continuait son chemin d'un pas invariable. C'etait de l'entetement pousse hors de toutes limites. Je n'y tins plus. Je ramassai une coquille parfaitement conservee, qui avait appartenu a un animal a peu pres semblable au cloporte actuel; puis je rejoignis mon oncle et je lui dis: <> Hans, prepara quelques aliments. Je mangeai a peine, et je bus les quelques gouttes d'eau qui formaient ma ration. La gourde du guide a demi pleine, voila tout ce qui restait pour desalterer trois hommes. Apres leur repas, mes deux compagnons s'etendirent sur leurs couvertures et trouverent dans le sommeil un remede a leurs fatigues. Pour moi, je ne pus dormir, et je comptai les heures jusqu'au matin. Le samedi, a six heures, on repartit. Vingt minutes plus tard, nous arrivions a une vaste excavation; je reconnus alors que la main de l'homme ne pouvait pas avoir creuse cette houillere; les voutes en eussent ete etanconnees, et veritablement elles ne se tenaient que par un miracle d'equilibre. Cette espece de caverne comptait cent pieds de largeur sur cent cinquante de hauteur. Le terrain avait ete violemment ecarte par une commotion souterraine. Le massif terrestre, cedant a quelque puissante poussee, s'etait disloque, laissant ce large vide ou des habitants de la terre penetraient pour la premiere fois. Toute l'histoire de la periode houillere etait ecrite sur ces sombres parois, et un geologue en pouvait suivre facilement les phases diverses. Les lits de charbon etaient separes par des strates de gres ou d'argile compacts, et comme ecrases par les couches superieures. A cet age du monde qui preceda l'epoque secondaire, la terre se recouvrit d'immenses vegetations dues a la double action d'une chaleur tropicale et d'une humidite persistante. Une atmosphere de vapeurs enveloppait le globe de toutes parts, lui derobant encore les rayons du soleil. De la cette conclusion que les hautes temperatures ne provenaient pas de ce foyer nouveau; peut-etre meme l'astre du jour n'etait-il pas pret a jouer son role eclatant. Les <> n'existaient pas encore, et une chaleur torride se repandait a la surface entiere du globe, egale a l'Equateur et aux poles. D'ou venait-elle? De l'interieur du globe. En depit des theories du professeur Lidenbrock, un feu violent couvait dans les entrailles du spheroide; son action se faisait sentir jusqu'aux dernieres couches de l'ecorce terrestre; les plantes, privees des bienfaisantes effluves du soleil, ne donnaient ni fleurs ni parfums, mais leurs racines puisaient une vie forte dans les terrains brulants des premiers jours. Il y avait peu d'arbres, des plantes herbacees seulement, d'immenses gazons, des fougeres, des lycopodes, des sigillaires, des asterophylites, familles rares dont les especes se comptaient alors par milliers. Or c'est precisement a cette exuberante vegetation que la houille doit son origine. L'ecorce elastique du globe obeissait aux mouvements de la masse liquide qu'elle recouvrait. De la des fissures, des affaissements nombreux; les plantes, entrainees sous les eaux, formerent peu a peu des amas considerables. Alors intervint l'action de la chimie naturelle, au fond des mers, les masses vegetales se firent tourbe d'abord; puis, grace a l'influence des gaz, et sous le feu de la fermentation, elles subirent une mineralisation complete. Ainsi se formerent ces immenses couches de charbon que la consommation de tous les peuples, pendant de longs siecles encore, ne parviendra pas a epuiser. Ces reflexions me revenaient a l'esprit pendant que je considerais les richesses houilleres accumulees dans cette portion du massif terrestre. Celles-ci, sans doute, ne seront jamais mises a decouvert. L'exploitation de ces mines reculees demanderait des sacrifices trop considerables. A quoi bon, d'ailleurs, quand la houille est repandue pour ainsi dire a la surface de la terre dans un grand nombre de contrees? Aussi, telles je voyais ces couches intactes, telles elles seraient encore lorsque sonnerait la derniere heure du monde. Cependant nous marchions, et seul de mes compagnons j'oubliais la longueur de la route pour me perdre au milieu de considerations geologiques. La temperature restait sensiblement ce qu'elle etait pendant notre passage au milieu des laves et des schistes. Seulement, mon odorat etait affecte par une odeur fort prononcee de protocarbure d'hydrogene. Je reconnus immediatement, dans cette galerie, la presence d'une notable quantite de ce fluide dangereux auquel les mineurs ont donne le nom de grisou, et dont l'explosion a si souvent cause d'epouvantables catastrophes. Heureusement nous etions eclaires par les ingenieux appareils de Ruhmkorff. Si, par malheur, nous avions imprudemment explore cette galerie la torche a la main, une explosion terrible eut fini le voyage en supprimant les voyageurs. Cette excursion dans la houillere dura jusqu'au soir. Mon oncle contenait a peine l'impatience que lui causait l'horizontalite de la route. Les tenebres, toujours profondes a vingt pas, empechaient d'estimer la longueur de la galerie, et je commencai a la croire interminable, quand soudain, a six heures, un mur se presenta inopinement a nous. A droite, a gauche, en haut, en bas, il n'y avait aucun passage. Nous etions arrives au fond d'une impasse. <> Je n'osai lui repondre. XXI Le lendemain le depart eut lieu de grand matin. Il fallait se hater. Nous etions a cinq jours de marche du carrefour. Je ne m'appesantirai pas sur les souffrances de notre retour. Mon oncle les supporta avec la colere d'un homme qui ne se sent pas le plus fort; Hans avec la resignation de sa nature pacifique; moi, je l'avoue, me plaignant et me desesperant; je ne pouvais avoir de coeur contre cette mauvaise fortune. Ainsi que je l'avais prevu, l'eau fit tout a fait defaut a fa fin du premier jour de marche; notre provision liquide se reduisit alors a du genievre; mais cette infernale liqueur brulait le gosier, et je ne pouvais meme en supporter la vue. Je trouvais la temperature etouffante; la fatigue me paralysait. Plus d'une fois, je faillis tomber sans mouvement. On faisait halte alors; mon oncle ou l'Islandais me reconfortaient de leur mieux. Mais je voyais deja que le premier reagissait peniblement contre l'extreme fatigue et les tortures nees de la privation d'eau. Enfin, le mardi, 8 juillet, en nous trainant sur les genoux, sur les mains, nous arrivames a demi morts au point de jonction des deux galeries. La je demeurai comme une masse inerte, etendu sur le sol de lave. Il etait dix heures du matin. Hans et mon oncle, accotes a la paroi, essayerent de grignoter quelques morceaux de biscuit. De longs gemissements s'echappaient de mes levres tumefiees. Je tombai dans un profond assoupissement. Au bout de quelque temps, mon oncle s'approcha de moi et me souleva entre ses bras: <> murmura-t-il avec un veritable accent de pitie. Je fus touche de ces paroles, n'etant pas habitue aux tendresses du farouche professeur. Je saisis ses mains fremissantes dans les miennes. Il se laissa faire en me regardant. Ses yeux etaient humides. Je le vis alors prendre la gourde suspendue a son cote. A ma grande stupefaction, il l'approcha de mes levres: <> fit-il. Avais-je bien entendu? Mon oncle etait-il fou? Je le regardais d'un air hebete. Je ne voulais pas le comprendre. . <> reprit-il. Et relevant sa gourde, il la vida tout entiere entre mos levres. Oh! jouissance infinie! une gorgee d'eau vint humecter ma bouche en feu, une seule, mais elle suffit a rappeler en moi la vie qui s'echappait. Je remerciai mon oncle en joignant les mains. <> m'ecriai-je. Si peu que ma soif fut apaisee, j'avais cependant retrouve quelque force. Les muscles de mon gosier, contractes jusqu'alors, se detendaient; l'inflammation de mes levres s'etait adoucie. Je pouvais parler. <> Pendant que je parlais ainsi, mon oncle evitait de me regarder; il baissait la tete; ses yeux fuyaient les miens. <> Il y eut un moment de silence assez long. <> A quel homme avais-je affaire et quels projets son esprit audacieux formait-il encore? <> Mon oncle parlait avec une extreme surexcitation. Sa voix, un instant attendrie, redevenait dure et menacante. Il luttait avec une sombre energie contre l'impossible! Je ne voulais pas l'abandonner au fond de cet abime, et, d'un autre cote, l'instinct de la conservation me poussait a le fuir. Le guide suivait cette scene avec son indifference accoutumee. Il comprenait cependant ce qui se passait entre ses deux compagnons; nos gestes indiquaient assez la voie differente ou chacun de nous essayait d'entrainer l'autre; mais Hans semblait s'interesser peu a la question dans laquelle son existence se trouvait en jeu, pret a partir si l'on donnait le signal du depart, pret a rester a la moindre volonte de son maitre. Que ne pouvais-je en cet instant me faire entendre de lui! Mes paroles, mes gemissements, mon accent, auraient eu raison de cette froide nature. Ces dangers que le guide ne paraissait pas soupconner, je les lui eusse fait comprendre et toucher du doigt. A nous deux nous aurions peut-etre convaincu l'entete professeur. Au besoin, nous l'aurions contraint a regagner les hauteurs du Sneffels! Je m'approchai de Hans. Je mis ma main sur la sienne, il ne bougea pas. Je lui montrai la route du cratere. Il demeura immobile. Ma figure haletante disait toutes mes souffrances. L'Islandais remua doucement la tete, et designant tranquillement mon oncle: <>, fit-il. --Le maitre, m'ecriai-je! insense! non, il n'est pas le maitre de ta vie! il faut fuir! il faut l'entrainer! m'entends-tu! me comprends-tu?>> J'avais saisi Hans par le bras. Je voulais l'obliger a se lever. Je luttais avec lui. Mon oncle intervint. <> Je me croisai les bras, en regardant mon onele bien en face. <> Je secouai la tete avec un air de profonde incredulite. <> En depit de mon irritation, je fus emu de ces paroles et de la violence que se faisait mon oncle pour tenir un pareil langage. <> XXII La descente recommenca cette fois par la nouvelle galerie. Hans marchait en avant, selon son habitude. Nous n'avions pas fait cent pas, que le professeur, promenait sa lampe le long des murailles, s'ecriait: <> Mon oncle revint sur ses pas. Il me considera en croisant ses bras; puis ces paroles sourdes sortirent de ses levres: <> Un effrayant geste de colere frappa une derniere fois mes regards, et je fermai les yeux. --Lorsque je les rouvris, j'apercus mes deux compagnons immobiles et roules dans leur couverture. Dormaient-ils? Pour mon compte, je ne pouvais trouver un instant de sommeil. Je souffrais trop, et surtout de la pensee que mon mal devait etre sans remede. Les dernieres paroles de mon oncle retentissaient dans mon oreille. <> car dans un pareil etat de faiblesse il ne fallait meme pas songer a regagner la surface du globe. Il y avait une lieue et demie d'ecorce terrestre! Il me semblait que cette masse pesait de tout son poids sur mes epaules. Je me sentais ecrase et je m'epuisais en efforts violents pour me retourner sur ma couche de granit. Quelques heures se passerent. Un silence profond regnait autour de nous, un silence de tombeau. Rien n'arrivait a travers ces murailles dont la plus mince mesurait cinq milles d'epaisseur. Cependant, au milieu de mon assoupissement, je crus entendre un bruit; l'obscurite se faisait dans le tunnel. Je regardai plus attentivement, et il me sembla voir l'Islandais qui disparaissait, la lampe a la main. Pourquoi ce depart? Hans nous abandonnait-il? Mon oncle dormait. Je voulus crier. Ma voix ne put trouver passage entre mes levres dessechees. L'obscurite etait devenue profonde, et les derniers bruits venaient de s'eteindre. <> Ces mots, je les criais en moi-meme. Ils n'allaient pas plus loin. Cependant, apres le premier instant de terreur, j'eus honte de mes soupcons contre un homme dont la conduite n'avait rien eu jusque-la de suspect. Son depart ne pouvait etre une fuite. Au lieu de remonter la galerie, il la descendait. De mauvais desseins l'eussent entraine en haut, non en bas. Ce raisonnement me calma un peu, et je revins a un autre d'ordre d'idees. Hans, cet homme paisible, un motif grave avait pu seul l'arracher a son repos. Allait-il donc a la decouverte? Avait-il entendu pendant la nuit silencieuse quelque murmure dont la perception n'etait pas arrivee jusqu'a moi? XXIII Pendant une heure j'imaginai dans mon cerveau en delire toutes les raisons qui avaient pu faire agir le tranquille chasseur. Les idees les plus absurdes s'enchevetrerent dans ma tete. Je crus que j'allais devenir fou! Mais enfin un bruit de pas se produisit dans les profondeurs du gouffre. Hans remontait. La lumiere incertaine commencait a glisser sur les parois, puis elle deboucha par l'orifice du couloir. Hans parut. Il s'approcha de mon oncle, lui mit la main sur l'epaule et l'eveilla doucement. Mon oncle se leva. <> repondit le chasseur. Il faut croire que sous l'inspiration des violentes douleurs, chacun devient polyglotte. Je ne savais pas un seul mot de danois, et cependant je compris d'instinct le mot de notre guide. <> demanda-t-il a l'Islandais. --<> repondit Hans. Ou? En bas! Je comprenais tout. J'avais saisi les mains du chasseur, et je les pressais, tandis qu'il me regardait avec calme. Les preparatifs du depart ne furent pas longs, et bientot nous descendions un couloir dont la pente atteignait deux pieds par toise. Une heure plus tard, nous avions fait mille toises environ et descendu deux mille pieds. En ce moment, nous entendions distinctement un son inaccoutume courir dans les flancs de la muraille granitique, une sorte de mugissement sourd, comme un tonnerre eloigne. Pendant cette premiere demi-heure de marche, ne rencontrant point la source annoncee, je sentais les angoisses me reprendre; mais alors mon oncle m'apprit l'origine des bruits qui se produisaient. <> dit-il, ce que tu entends la, c'est le mugissement d'un torrent. --Un torrent? m'ecriai-je. --Il n'y a pas a en douter. Un fleuve souterrain circule autour de nous!>> Nous hatames le pas, surexcites par l'esperance. Je ne sentais plus ma fatigue. Ce bruit d'une eau murmurante me rafraichissait deja; le torrent, apres s'etre longtemps soutenu au-dessus de notre tete, courait maintenant dans la paroi de gauche, mugissant et bondissant. Je passais frequemment ma main sur le roc, esperant y trouver des traces de suintement ou d'humidite, Mais en vain. Une demi-heure s'ecoula encore. Une demi-lieue fut encore franchie. Il devint alors evident que le chasseur, pendant son absence, n'avait pu prolonger ses recherches au-dela. Guide par un instinct particulier aux montagnards, aux hydroscopes, il <> ce torrent a travers le roc, mais certainement il n'avait point vu le precieux liquide: il ne s'y etait pas desaltere. Bientot meme il fut constant que, si notre marche continuait, nous nous eloignerions du torrent dont le murmure tendait a diminuer. On rebroussa chemin. Hans s'arreta a l'endroit precis ou le torrent semblait etre le plus rapproche. Je m'assis pres de la muraille, tandis que les eaux couraient a deux pieds de moi avec une violence extreme. Mais un mur de granit nous en separait encore. Sans reflechir, sans me demander si quelque moyen n'existait pas de se procurer cette eau, je me laissai aller a un premier moment de desespoir. Hans me regarda et je crus voir un sourire apparaitre sur ses levres. Il se leva et prit la lampe. Je le suivis. Il se dirigea vers la muraille. Je le regardai faire. Il colla son oreille sur la pierre seche, et la promena lentement en ecoutant avec le plus grand soin. Je compris qu'il cherchait le point precis ou le torrent se faisait entendre plus bruyamment. Ce point, il le rencontra dans la paroi laterale de gauche, a trois pieds au-dessus du sol. Combien j'etais emu! Je n'osais deviner ce que voulait faire le chasseur! Mais il fallut bien le comprendre et l'applaudir, et le presser de mes caresses, quand je le vis saisir son pic pour attaquer la roche elle-meme. <> Je le crois bien! Un pareil moyen, quelque simple qu'il fut, ne nous serait pas venu a l'esprit. Rien de plus dangereux que de donner un coup de pioche dans cette charpente du globe. Et si quelque eboulement allait se produire qui nous ecraserait! Et si le torrent, se faisant jour a travers le roc, allait nous envahir! Ces dangers n'avaient rien de chimerique; mais alors les craintes d'eboulement ou d'inondation ne pouvaient nous arreter, et notre soif etait si intense que, pour l'apaiser, nous eussions creuse au lit meme de l'Ocean. Hans se mit a ce travail, que ni mon oncle ni moi nous n'eussions accompli. L'impatience emportant notre main, la roche eut vole en eclats sous ses coups precipites. Le guide, au contraire, calme et modere, usa peu a peu le rocher par une serie de petits coups repetes, creusant une ouverture large d'un demi-pied. J'entendais le bruit du torrent s'accroitre, et je croyais deja sentir l'eau bienfaisante rejaillir sur mes levres. Bientot le pic s'enfonca de deux pieds dans la muraille de granit; le travail durait depuis plus d'une heure; je me tordais d'impatience! Mon oncle voulait employer les grands moyens. J'eus de la peine a l'arreter, et deja il saisissait son pic, quand soudain un sifflement se fit entendre. Un jet d'eau s'elanca de la muraille et vint se briser sur la paroi opposee. Hans, a demi renverse par le choc, ne put retenir un cri de douleur. Je compris pourquoi lorsque, plongeant mes mains dans le jet liquide, je poussai a mon tour une violente exclamation: la source etait bouillante. <> repondit mon oncle. Le couloir s'emplissait de vapeurs, tandis qu'un ruisseau se formait et allait se perdre dans les sinuosites souterraines; bientot apres, nous y puisions notre premiere gorgee. Ah! quelle jouissance! quelle incomparable volupte! Qu'etait cette eau? D'ou venait-elle? Peu importait. C'etait de l'eau, et, quoique chaude encore, elle ramenait au coeur la vie prete a s'echapper. Je buvais sans m'arreter, sans gouter meme. Ce ne fut qu'apres une minute de delectation que je m'ecriai: <> m'ecriai-je. Et le nom de <> fut aussitot adopte. Hans n'en fut pas plus fier. Apres s'etre moderement rafraichi, il s'accota dans un coin avec son calme accoutume. <> Mon conseil fut suivi. Hans, au moyen d'eclats de granit et d'etoupe, essaya d'obstruer l'entaille faite a la paroi. Ce ne fut pas chose facile. On se brulait les mains sans y parvenir; la pression etait trop considerable, et nos efforts demeurerent infructueux. <> J'aurais ete embarrasse de trouver une bonne raison. <> J'oubliais vraiment qu'il fit nuit. Le chronometre se chargea de me l'apprendre. Bientot chacun de nous, suffisamment restaure et rafraichi, s'endormit d'un profond sommeil. XXIV Le lendemain nous avions deja oublie nos douleurs passees. Je m'etonnai tout d'abord de n'avoir plus soif, et j'en demandai la raison. Le ruisseau qui coulait a mes pieds en murmurant se chargea de me repondre. On dejeuna et l'on but de cette excellente eau ferrugineuse. Je me sentais tout ragaillardi et decide a aller loin. Pourquoi un homme convaincu comme mon oncle ne reussirait-il pas, avec un guide industrieux comme Hans, et un neveu <> comme moi? Voila les belles idees qui se glissaient dans mon cerveau! On m'eut propose de remonter a la cime du Sneffels que j'aurais refuse avec indignation. Mais il n'etait heureusement question que de descendre. <> m'ecriai-je en eveillant par mes accents enthousiastes les vieux echos du globe. La marche fut reprise le jeudi a huit heures du matin. Le couloir de granit, se contournant en sinueux detours, presentait des coudes inattendus, et affectait l'imbroglio d'un labyrinthe; mais, en somme, sa direction principale etait toujours le sud-est. Mon oncle ne cessait de consulter avec le plus grand soin sa boussole, pour se rendre compte du chemin parcouru. La galerie s'enfoncait presque horizontalement, avec deux pouces de pente par toise, tout au plus. Le ruisseau courait sans precipitation en murmurant sous nos pieds. Je le comparais a quelque genie familier qui nous guidait a travers la terre, et de la main je caressais la tiede naiade dont les chants accompagnaient nos pas. Ma bonne humeur prenait volontiers une tournure mythologique. Quant a mon oncle, il pestait contre l'horizontalite de la route, lui, <>. Son chemin s'allongeait indefiniment, et au lieu de glisser le long du rayon terrestre, suivant son expression, il s'en allait par l'hypothenuse. Mais nous n'avions pas le choix, et tant que l'on gagnait vers le centre, si peu que ce fut, il ne fallait pas se plaindre. D'ailleurs, de temps a autre, les pentes s'abaissaient; la naiade se mettait a degringoler en mugissant, et nous descendions plus profondement avec elle. En somme, ce jour-la et le lendemain, on fit beaucoup de chemin horizontal, et relativement peu de chemin vertical. Le vendredi soir, 10 juillet, d'apres l'estime, nous devions etre a trente lieues au sud-est de Reykjawik et a une profondeur de deux lieues et demie. Sous nos pieds s'ouvrit alors un puits assez effrayant. Mon oncle ne put s'empecher de battre des mains en calculant la roideur de ses pentes. <> Les cordes furent disposees par Hans de maniere a prevenir tout accident. La descente commenca. Je n'ose l'appeler perilleuse, car j'etais deja familiarise avec ce genre d'exercice. Ce puits etait une fente etroite pratiquee dans le massif, du genre de celles qu'on appelle <>; la contraction de la charpente terrestre, a l'epoque de son refroidissement, l'avait evidemment produite. Si elle servit autrefois de passage aux matieres eruptives vomies par le Sneffels, je ne m'expliquais pas comment celles-ci n'y laisserent aucune trace. Nous descendions une sorte de vis tournante qu'on eut cru faite de la main des hommes. De quart d'heure en quart d'heure, il fallait s'arreter pour prendre un repos necessaire et rendre a nos jarrets leur elasticite. On s'asseyait alors sur quelque saillie, les jambes pendantes, on causait en mangeant, et l'on se desalterait au ruisseau. Il va sans dire que, dans cette faille, le Hans-bach s'etait fait cascade au detriment de son volume; mais il suffisait et au dela a etancher notre soif; d'ailleurs, avec les declivites moins accusees, il ne pouvait manquer de reprendre son cours paisible. En ce moment il me rappelait mon digne oncle, ses impatiences et ses coleres, tandis que, par les pentes adoucies, c'etait le calme du chasseur islandais. Le 6 et le 7 juillet, nous suivimes les spirales de cette faille, penetrant encore de deux lieues dans l'ecorce terrestre, ce qui faisait pres de cinq lieues au-dessous du niveau de la mer. Mais, le 8, vers midi, la faille prit, dans la direction du sud-est, une inclinaison beaucoup plus douce, environ quarante-cinq degres. Le chemin devint alors aise et d'une parfaite monotonie. Il etait difficile qu'il en fut autrement. Le voyage ne pouvait etre varie par les incidents du paysage. Enfin, le mercredi 15, nous etions a sept lieues sous terre et a cinquante lieues environ du Sneffels. Bien que nous fussions un peu fatigues, nos santes se maintenaient dans un etat rassurant, et la pharmacie de voyage etait encore intacte. Mon oncle tenait heure par heure les indications de la boussole, du chronometre, du manometre et du thermometre, celles-la meme qu'il a publiees dans le recit scientifique de son voyage. Il pouvait donc se rendre facilement compte de sa situation. Lorsqu'il m'apprit que nous etions a une distance horizontale de cinquante lieues, je ne pus retenir une exclamation. <> Je pris mes mesures au compas sur la carte. <> Le professeur pouvait trouver cette situation fort simple; mais la pensee de me promener sous la masse des eaux ne laissa pas de me preoccuper. Et cependant, que les plaines et les montagnes de l'Islande fussent suspendues sur notre tete, ou les flots de l'Atlantique, cela differait peu, en somme, du moment que la charpente granitique etait solide. Du reste, je m'habituai promptement a cette idee, car le couloir, tantot droit, tantot sinueux, capricieux dans ses pentes comme dans ses detours, mais toujours courant au sud-est, et toujours s'enfoncant davantage, nous conduisit rapidement a de grandes profondeurs. Quatre jours plus tard, le samedi 18 juillet, le soir, nous arrivames a une espece de grotte assez vaste; mon oncle remit a Hans ses trois rixdales hebdomadaires, et il fut decide que le lendemain serait un jour de repos. XXV Je me reveillai donc, le dimanche matin, sans cette preoccupation habituelle d'un depart immediat. Et, quoique ce fut au plus profond des abimes, cela ne laissait pas d'etre agreable. D'ailleurs, nous etions faits a cette existence de troglodytes. Je ne pensais guere au soleil, aux etoiles, a la lune, aux arbres, aux maisons, aux villes, a toutes ces superfluites terrestres dont l'etre sublunaire s'est fait une necessite. En notre qualite de fossiles, nous faisions fi de ces inutiles merveilles. La grotte formait une vaste salle; sur son sol granitique coulait doucement le ruisseau fidele. A une pareille distance de sa source, son eau n'avait plus que la temperature ambiante et se laissait boire sans difficulte. Apres le dejeuner, le professeur voulut consacrer quelques heures a mettre en ordre ses notes quotidiennes. <> A la verite, j'aurais eu beaucoup de choses a dire. Je n'admettais la theorie de Davy en aucune facon, je tenais toujours pour la chaleur centrale, bien que je n'en ressentisse point les effets. J'aimais mieux admettre, en verite, que cette cheminee d'un volcan eteint, recouverte par les laves d'un enduit refractaire, ne permettait pas a la temperature de se propager a travers ses parois. Mais, sans m'arreter a chercher des arguments nouveaux, je me bornai a prendre la situation telle qu'elle etait. <> Le professeur ne repondit pas. <> Je vis bien que le terrible professeur menacait de reparaitre sous la peau de l'oncle, et je me tins pour averti. <> Je n'osai pas aller plus avant dans le champ des hypotheses, car je me serais encore heurte a quelque impossibilite qui eut fait bondir le professeur. Il etait evident, cependant, que l'air, sous une pression qui pouvait atteindre des milliers d'atmospheres, finirait par passer a l'etat solide, et alors, en admettant que nos corps eussent resiste, il faudrait s'arreter, en depit de tous les raisonnements du monde. Mais je ne fis pas valoir cet argument. Mon oncle m'aurait encore riposte par son eternel Saknussemm, precedent sans valeur, car, en tenant pour avere le voyage du savant Islandais, il y avait une chose bien simple a repondre: Au seizieme siecle, ni le barometre ni le manometre n'etaient inventes; comment donc Saknussemm avait-il pu determiner son arrivee au centre du globe? Mais je gardai cette objection pour moi, et j'attendis les evenements. Le reste de la journee se passa en calculs et en conversation. Je fus toujours de l'avis du professeur Lidenbrock, et j'enviai la parfaite indifference de Hans, qui, sans chercher les effets et les causes, s'en allait aveuglement ou le menait la destinee. XXVI II faut l'avouer, les choses jusqu'ici se passaient bien, et j'aurais eu mauvaise grace a me plaindre. Si la moyenne des <> ne s'accroissait pas, nous ne pouvions manquer d'atteindre notre but. Et quelle gloire alors! J'en etais arrive a faire ces raisonnements a la Lidenbrock. Serieusement. Cela tenait-il au milieu etrange dans lequel je vivais? Peut-etre. Pendant quelques jours, des pentes plus rapides, quelques-unes meme d'une effrayante verticalite, nous engagerent profondement dans le massif interne; par certaines journees, on gagnait une lieue et demie a deux lieues vers le centre. Descentes perilleuses, pendant lesquelles l'adresse de Hans et son merveilleux sang-froid nous furent tres utiles. Cet impassible Islandais se devouait avec un incomprehensible sans-facon, et, grace a lui, plus d'un mauvais pas fut franchi dont nous ne serions pas sortis seuls. Par exemple, son mutisme s'augmentait de jour en jour. Je crois meme qu'il nous gagnait. Les objets exterieurs ont une action reelle sur le cerveau. Qui s'enferme entre quatre murs finit par perdre la faculte d'associer les idees et les mots. Que de prisonniers cellulaires devenus imbeciles, sinon fous, par le defaut d'exercice des facultes pensantes. Pendant les deux semaines qui suivirent notre derniere conversation, il ne se produisit aucun incident digne d'etre rapporte. Je ne retrouve dans ma memoire, et pour cause, qu'un seul evenement d'une extreme gravite. Il m'eut ete difficile d'en oublier le moindre detail. Le 7 aout, nos descentes successives nous avaient amenes a une profondeur de trente lieues; c'est-a-dire qu'il y avait sur notre tete trente lieues de rocs, d'ocean, de continents et de villes. Nous devions etre alors a deux cents lieues de l'Islande. Ce jour-la le tunnel suivait un plan peu incline. Je marchais en avant; mon oncle portait l'un des deux appareils de Ruhmkorff, et moi l'autre. J'examinais les couches de granit. Tout a coup, en me retournant, je m'apercus que j'etais seul. <> Je revins sur mes pas. Je marchai pendant un quart d'heure, Je regardai. Personne. J'appelai. Point de reponse. Ma voix se perdit au milieu des caverneux echos qu'elle eveilla soudain. Je commencai a me sentir inquiet. Un frisson me parcourut tout le corps. <> Je remontai pendant une demi-heure. J'ecoutai si quelque appel ne m'etait pas adresse, et dans cette atmosphere si dense, il pouvait m'arriver de loin. Un silence extraordinaire regnait dans l'immense galerie. Je m'arretai. Je ne pouvais croire a mon isolement. Je voulais bien etre egare, non perdu. Egare, on se retrouve. <> Je repetai ces derniers mots comme un homme qui n'est pas convaincu. D'ailleurs, pour associer ces idees si simples, et les reunir sous forme de raisonnement, je dus employer un temps fort long. Un doute me prit alors. Etais-je bien en avant? Certes. Hans me suivait, precedant mon oncle. Il s'etait meme arrete pendant quelques instants pour rattacher ses bagages sur son epaule. Ce detail me revenait a l'esprit. C'est a ce moment meme que j'avais du continuer ma route. <> j'ai un moyen sur de ne pas m'egarer, un fil pour me guider dans ce labyrinthe, et qui ne saurait casser, mon fidele ruisseau. Je n'ai qu'a remonter son cours, et je retrouverai forcement les traces de mes compagnons.>> Ce raisonnement me ranima, et je resolus de me remettre en marche sans perdre un instant. Combien je benis alors la prevoyance de mon oncle, lorsqu'il empecha le chasseur de boucher l'entaille faite a la paroi de granit! Ainsi cette bienfaisante source, apres nous avoir desaltere pendant la route, allait me guider a travers les sinuosites de l'ecorce terrestre. Avant de remonter, je pensai qu'une ablution me ferait quelque bien. Je me baissai donc pour plonger mon front dans l'eau du Hans-bach! Que l'on juge de ma stupefaction! Je foulais un granit sec et raboteux! Le ruisseau ne coulait plus a mes pieds! XXVII Je ne puis peindre mon desespoir; nul mot de la langue humaine ne rendrait mes sentiments. J'etais enterre vif, avec la perspective de mourir dans les tortures de la faim et de la soif. Machinalement je promenai mes mains brulantes sur le sol. Que ce roc me sembla desseche! Mais comment avais-je abandonne le cours du ruisseau? Car, enfin, il n'etait plus la! Je compris alors la raison de ce silence etrange, quand j'ecoutai pour la derniere fois si quelque appel de mes compagnons ne parviendrait pas a mon oreille. Ainsi, au moment ou mon premier pas s'engagea dans la route imprudente, je ne remarquai point cette absence du ruisseau. Il est evident qu'a ce moment, une bifurcation de la galerie s'ouvrit devant moi, tandis que le Hans-bach obeissant aux caprices d'une autre pente, s'en allait avec mes compagnons vers des profondeurs inconnues! Comment revenir. De traces, il n'y en avait pas. Mon pied ne laissait aucune empreinte sur ce granit. Je me brisais la tete a chercher la solution de cet insoluble probleme. Ma situation se resumait en un seul mot: perdu! Oui! perdu a une profondeur qui me semblait incommensurable! Ces trente lieues d'ecorce terrestre pesaient sur mes epaules d'un poids epouvantable! Je me sentais ecrase. J'essayai de ramener mes idees aux choses de la terre. C'est a peine si je pus y parvenir. Hambourg, la maison de Konig-strasse, ma pauvre Grauben, tout ce monde sous lequel je m'egarais, passa rapidement devant mon souvenir effare. Je revis dans une vive hallucination les incidents du voyage, la traversee, l'Islande, M. Fridriksson, le Sneffels! Je me dis que si, dans ma position, je conservais encore l'ombre d'une esperance ce serait signe de folie, et qu'il valait mieux desesperer! En effet, quelle puissance humaine pouvait me ramener a la surface du globe et disjoindre ces voutes enormes qui s'arc-boutaient au-dessus de ma tete? Qui pouvait me remettre sur la route du retour et me reunir a mes compagnons? <> m'ecriai-je avec l'accent du desespoir. Ce fut le seul mot de reproche qui me vint aux levres, car je compris ce que le malheureux homme devait souffrir en me cherchant a son tour. Quand je me vis ainsi en dehors de tout secours humain, incapable de rien tenter pour mon salut, je songeai aux secours du ciel. Les souvenirs de mon enfance, ceux de ma mere que je n'avais connue qu'au temps des baisers, revinrent a ma memoire. Je recourus a la priere, quelque peu de droits que j'eusse d'etre entendu du Dieu auquel je m'adressais si tard, et je l'implorai avec ferveur. Ce retour vers la Providence me rendit un peu de calme, et je pus concentrer sur ma situation toutes les forces de mon intelligence. J'avais pour trois jours de vivres, et ma gourde etait pleine. Cependant je ne pouvais rester seul plus longtemps. Mais fallait-il monter ou descendre? Monter evidemment! monter toujours! Je devais arriver ainsi au point ou j'avais abandonne la source, a la funeste bifurcation. La, une fois le ruisseau sous les pieds, je pourrais toujours regagner le sommet du Sneffels. Comment n'y avais-je pas songe plus tot! Il y avait evidemment la une chance de salut. Le plus presse etait donc de retrouver, le cours du Hans-bach. Je me levai et, m'appuyant sur mon baton ferre, je remontai la galerie. La pente en etait assez raide. Je marchais avec espoir et sans embarras, comme un homme qui n'a pas de choix du chemin a suivre. Pendant une demi-heure, aucun obstacle n'arreta mes pas. J'essayais de reconnaitre ma route a la forme du tunnel, a la saillie de certaines roches, a la disposition des anfractuosites. Mais aucun signe particulier ne frappait mon esprit, et je reconnus bientot que cette galerie ne pouvait me ramener a la bifurcation. Elle etait sans issue. Je me heurtai contre un mur impenetrable, et je tombai sur le roc. De quelle epouvante? de quel desespoir je fus saisi alors, je ne saurais le dire. Je demeurai aneanti. Ma derniere esperance venait de se briser contre cette muraille de granit. Perdu dans ce labyrinthe dont les sinuosites se croisaient en tous sens, je n'avais plus a tenter une fuite impossible. Il fallait mourir de la plus effroyable des morts! Et, chose etrange, il me vint a la pensee que, si mon corps fossilise se retrouvait un-jour, sa rencontre a trente lieues dans les entrailles de terre souleverait de graves questions scientifiques! Je voulus parler a voix haute, mais de rauques accents passerent seuls entre mes levres dessechees. Je haletais. Au milieu de ces angoisses, une nouvelle terreur vint s'emparer de mon esprit. Ma lampe s'etait faussee en tombant. Je n'avais aucun moyen de la reparer. Sa lumiere palissait et allait me manquer! Je regardai le courant lumineux s'amoindrir dans le serpentin de l'appareil. Une procession d'ombres mouvantes se deroula sur les parois assombries. Je n'osais plus abaisser ma paupiere, craignant de perdre le moindre atome de cette clarte fugitive! A chaque instant il me semblait qu'elle allait s'evanouir et que <> m'envahissait. Enfin, une derniere lueur trembla dans la lampe. Je la suivis, je l'aspirai du regard, je concentrai sur elle toute la puissance de mes yeux, comme sur la derniere sensation de lumiere qu'il leur fut donne d'eprouver, et je demeurai plonge dans les tenebres immenses. Quel cri terrible m'echappa! Sur terre au milieu des plus profondes nuits, la lumiere n'abandonne jamais entierement ses droits; elle est diffuse, elle est subtile; mais, si peu qu'il en reste, la retine de l'oeil finit par la percevoir! Ici, rien. L'ombre absolue faisait de moi un aveugle dans toute l'acception du mot. Alors ma tete se perdit. Je me relevai, les bras en avant, essayant les tatonnements les plus douloureux; je me pris a fuir, precipitant mes pas au hasard dans cet inextricable labyrinthe, descendant toujours, courant a travers la croute terrestre, comme un habitant des failles souterraines, appelant, criant, hurlant, bientot meurtri aux saillies des rocs, tombant et me relevant ensanglante, cherchant a boire ce sang qui m'inondait le visage, et attendant toujours que quelque muraille imprevue vint offrir a ma tete un obstacle pour s'y briser! Ou me conduisit cette course insensee? Je l'ignorerai toujours. Apres plusieurs heures, sans doute a bout de forces, je tombai comme une masse inerte le long de la paroi, et je perdis tout sentiment d'existence! XXVIII Quand je revins a la vie, mon visage etait mouille, mais mouille de larmes. Combien dura cet etat d'insensibilite, je ne saurais le dire. Je n'avais plus aucun moyen de me rendre compte du temps. Jamais solitude ne fut semblable a la mienne, jamais abandon si complet! Apres ma chute, j'avais perdu beaucoup de sang. Je m'en sentais inonde! Ah! combien je regrettai de n'etre pas mort <> Je ne voulais plus penser. Je chassai toute idee et, vaincu par la douleur, je me roulai pres de la paroi opposee. Deja je sentais l'evanouissement me reprendre, et, avec lui, l'aneantissement supreme, quand un bruit violent vint frapper mon oreille. Il ressemblait au roulement prolonge du tonnerre, et j'entendis les ondes sonores se perdre peu a peu dans les lointaines profondeurs du gouffre. D'ou provenait ce bruit? de quelque phenomene sans doute, qui s'accomplissait au sein du massif terrestre. L'explosion d'un gaz, ou la chute de quelque puissante assise du globe. J'ecoutai encore. Je voulus savoir si ce bruit se renouvellerait. Un quart d'heure se passa. Le silence regnait dans la galerie, Je n'entendais meme plus les battements de mon coeur. Tout a coup mon oreille, appliquee par hasard sur la muraille, crut surprendre des paroles vagues, insaisissables, lointaines. Je tressaillis. <> pensais-je. Mais non. En ecoutant avec plus d'attention, j'entendis reellement un murmure de voix. Mais de comprendre ce qui se disait, c'est ce que ma faiblesse ne me permit pas. Cependant on parlait. J'en etais certain. J'eus un instant la crainte que ces paroles ne fussent les miennes, rapportees par un echo. Peut-etre avais-je crie a mon insu? Je fermai fortement les levres et j'appliquai de nouveau mon oreille a la paroi. <> En me portant meme a quelques pieds plus loin, le long de la muraille, j'entendis plus distinctement. Je parvins a saisir des mots incertains, bizarres, incomprehensibles. Ils m'arrivaient comme des paroles prononcees a voix basse, murmurees, pour ainsi dire. Le mot <> etait plusieurs fois repete, et avec un accent de douleur. Que signifiait-il? Qui le prononcait? Mon oncle ou Hans, evidemment. Mais si je les entendais, ils pouvaient donc m'entendre. <> J'ecoutai, j'epiai dans l'ombre une reponse, un cri, un soupir. Rien ne se fit entendre. Quelques minutes se passerent. Tout un monde d'idees avait eclos dans mon esprit. Je pensai que ma voix affaiblie ne pouvait arriver jusqu'a mes compagnons. <> Je me remis a ecouter. En promenant mon oreille sur la paroi, je trouvai un point mathematique ou les voix paraissaient atteindre leur maximum d'intensite. Le mot <> revint encore a mon oreille, puis ce roulement de tonnerre qui m'avait tire de ma torpeur. <> J'ecoutai de nouveau, et cette fois, oui! cette fois, j'entendis mon nom distinctement jete a travers l'espace! C'etait mon oncle qui le prononcait? Il causait avec le guide, et le mot <> etait un mot danois! Alors je compris tout. Pour me faire entendre il fallait precisement parler le long de cette muraille qui servirait a conduire ma voix comme le fil de fer conduit l'electricite. Mais je n'avais pas de temps a perdre. Que mes compagnons se fussent eloignes de quelques pas et le phenomene d'acoustique eut ete detruit. Je m'approchai donc de la muraille, et je prononcai ces mots, aussi distinctement que possible: <> J'attendis dans la plus vive anxiete. Le son n'a pas une rapidite extreme. La densite des couches d'air n'accroit meme pas sa vitesse; elle n'augmente que son intensite. Quelques secondes, des siecles, se passerent, et enfin ces paroles arriverent a mon oreille. <> ............................. <> repondis-je!>> ............................. <> ............................. <> ............................. <> ............................. <> ............................. <> ............................. <> ............................. <> ............................. <> ............................. <> ............................. Pendant ce temps j'avais reflechi. Un certain espoir, vague encore, me revenait au coeur. Tout d'abord, une chose m'importait a connaitre. J'approchai donc mes levres de la muraille, et je dis: <> ............................. <> me fut-il repondu apres quelques instants. ............................. <> ............................. <> ............................. <> ............................. <> ............................. <> ............................. <> ............................. <> ............................. <> ............................. <> ............................. <> ............................. J'appliquai mon oreille sur la paroi, et des que le mot <> me parvint, je repondis immediatement <> puis j'attendis. ............................. <> dit alors mon oncle; il s'est ecoule quarante secondes entre les deux mots; le son met donc vingt secondes a monter. Or, a mille vingt pieds par seconde, cela fait vingt mille quatre cents pieds, ou une lieue et demie et un huitieme.>> ............................. <> murmurai-je. ............................. <> ............................. <> ............................. <> ............................. Ces paroles me ranimerent. <> ............................. <> ............................. Telles furent les dernieres paroles que j'entendis. Cette surprenante conversation faite au travers de la masse terrestre, echangee a plus d'une lieue de distance, se termina sur ces paroles d'espoir! Je fis une priere de reconnaissance a Dieu, car il m'avait conduit parmi ces immensites sombres au seul point peut-etre ou la voix de mes compagnons pouvait me parvenir. Cet effet d'acoustique tres etonnant s'expliquait facilement par les seules lois physiques; il provenait de la forme du couloir et de la conductibilite de la roche; il y a bien des exemples de cette propagation de sons non perceptibles aux espaces intermediaires. Je me souvins qu'en maint endroit ce phenomene fut observe, entre autres, dans la galerie interieure du dome de Saint-Paul a Londres, et surtout au milieu de curieuses cavernes de Sicile, ces latomies situees pres de Syracuse, dont la plus merveilleuse en ce genre est connue sous le nom d'Oreille de Denys. Ces souvenirs me revinrent a l'esprit, et je vis clairement que, puisque la voix de mon oncle arrivait jusqu'a moi, aucun obstacle n'existait entre nous. En suivant le chemin du son, je devais logiquement arriver comme lui, si les forces ne me trahissaient pas en route. Je me levai donc. Je me trainai plutot que je ne marchai. La pente etait assez rapide; je me laissai glisser. Bientot la vitesse de ma descente s'accrut dans une effrayante proportion, et menacait de ressembler a une chute. Je n'avais plus la force de m'arreter. Tout a coup le terrain manqua sous mes pieds. Je me sentis rouler en rebondissant sur les asperites d'une galerie verticale, un veritable puits; ma tete porta sur un roc aigu, et je perdis connaissance. XXIX Lorsque je revins a moi, j'etais dans une demi-obscurite, etendu sur d'epaisses couvertures. Mon oncle veillait, epiant sur mon visage un reste d'existence. A mon premier soupir il me prit la main; a mon premier regard il poussa un cri de joie. <> Je fus vivement touche de l'accent dont furent prononcees ces paroles, et plus encore des soins qui les accompagnerent. Mais il fallait de telles epreuves pour provoquer chez le professeur un pareil epanchement. En ce moment Hans arriva. Il vit ma main dans celle de mon oncle; j'ose affirmer que ses yeux exprimerent un vif contentement. <> dit-il. --Bonjour, Hans, bonjour, murmurai-je. Et maintenant, mon oncle, apprenez-moi ou nous sommes en ce moment? --Demain, Axel, demain; aujourd'hui tu es encore trop faible; j'ai entoure ta tete de compresses qu'il ne faut pas deranger; dors donc, mon garcon, et demain tu sauras tout. ---Mais au moins, repris-je, quelle heure, quel jour est-il? ---Onze heures du soir; c'est aujourd'hui dimanche, 9 aout, et je ne te permets plus de m'interroger avant le 10 du present mois.>> En verite, j'etais bien faible; mes yeux se fermerent involontairement. Il me fallait une nuit de repos; je me laissai donc assoupir sur cette pensee que mon isolement avait dure quatre longs jours. Le lendemain, a mon reveil, je regardai autour de moi. Ma couchette, faite de toutes les couvertures de voyage, se trouvait installee dans une grotte charmante, ornee de magnifiques stalagmites, dont le sol etait recouvert d'un sable fin. Il y regnait une demi-obscurite. Aucune torche, aucune lampe n'etait allumee, et cependant certaines clartes inexplicables venaient du dehors en penetrant par une etroite ouverture de la grotte. J'entendais aussi un murmure vague et indefini, semblable a celui des flots qui se brisent sur une greve, et parfois les sifflements de la brise. Je me demandai si j'etais bien eveille, si je revais encore, si mon cerveau, fele dans ma chute, ne percevait pas des bruits purement imaginaires. Cependant ni mes yeux ni mes oreilles ne pouvaient se tromper a ce point. <> Je me posais ces insolubles questions, quand le professeur entra. <> Tout en parlant, mon oncle appretait quelques aliments que je devorai, malgre ses recommandations. Pendant ce temps, je l'accablai de questions auxquelles il s'empressa de repondre. J'appris alors que ma chute providentielle m'avait precisement amene a l'extremite d'une galerie presque perpendiculaire; comme j'etais arrive au milieu d'un torrent de pierres, dont la moins grosse eut suffi a m'ecraser, il fallait en conclure qu'une partie du massif avait glisse avec moi. Cet effrayant vehicule me transporta ainsi jusque dans les bras de mon oncle, ou je tombai sanglant et inanime. <> <> Le voyage n'etait donc pas fini? J'ouvrais de grands yeux etonnes, ce qui provoqua immediatement cette question: <> Ce dernier mot me fit bondir. Quoi! nous embarquer! Avions-nous donc un fleuve, un lac, une mer a notre disposition? Un batiment etait-il mouille dans quelque port interieur? Ma curiosite fut excitee au plus haut point. Mon oncle essaya vainement de me retenir. Quand il vit que mon impatience me ferait plus de mal que la satisfaction de mes desirs, il ceda. Je m'habillai rapidement; par surcroit de precaution, je m'enveloppai dans une des couvertures et je sortis de la grotte. XXX D'abord je ne vis rien; mes yeux, deshabitues de la lumiere, se fermerent brusquement. Lorsque je pus les rouvrir, je demeurai encore plus stupefait qu'emerveille. <> Une vaste nappe d'eau, le commencement d'un lac ou d'un ocean, s'etendait au dela des limites de la vue. Le rivage, largement echancre, offrait aux dernieres ondulations des vagues un sable fin, dore et parseme de ces petits coquillages ou vecurent les premiers etres de la creation. Les flots s'y brisaient avec ce murmure sonore particulier aux milieux clos et immenses; une legere ecume s'envolait au souffle d'un vent modere, et quelques embruns m'arrivaient au visage. Sur cette greve legerement inclinee; a cent toises environ de la lisiere des vagues, venaient mourir les contreforts de rochers enormes qui montaient en s'evasant a une incommensurable hauteur. Quelques-uns, dechirant le rivage de leur arete aigue, formaient des caps et des promontoires ronges par la dent du ressac. Plus loin, l'oeil suivait leur masse nettement profilee sur les fonds brumeux de l'horizon. C'etait un ocean veritable, avec le contour capricieux des rivages terrestres, mais desert et d'un aspect effroyablement sauvage. Si mes regards pouvaient se promener au loin sur cette mer, c'est qu'une lumiere <> en eclairait les moindres details. Non pas la lumiere du soleil avec ses faisceaux eclatants et l'irradiation splendide de ses rayons, ni la lueur pale et vague de l'astre des nuits, qui n'est qu'une reflexion sans chaleur. Non. Le pouvoir eclairant de cette lumiere, sa diffusion tremblante, sa blancheur claire et seche, le peu d'elevation de sa temperature, son eclat superieur en realite a celui de la lune, accusaient evidemment une origine purement electrique. C'etait comme une aurore boreale, un phenomene cosmique continu, qui remplissait cette caverne capable de contenir un ocean. La voute suspendue au-dessus de ma tete, le ciel, si l'on veut, semblait fait de grands nuages, vapeurs mobiles et changeantes, qui, par l'effet de la condensation, devaient, a de certains jours, se resoudre en pluies torrentielles. J'aurais cru que, sous une pression aussi forte de l'atmosphere, l'evaporation de l'eau ne pouvait se produire, et cependant, par une raison physique qui m'echappait, il y avait de larges nuees etendues dans l'air. Mais alors <>. Les nappes electriques produisaient d'etonnants jeux de lumiere sur les nuages tres eleves; des ombres vives se dessinaient a leurs volutes inferieures, et souvent, entre deux couches disjointes, un rayon se glissait jusqu'a nous avec une remarquable intensite. Mais, en somme, ce n'etait pas le soleil, puisque la chaleur manquait a sa lumiere. L'effet en etait triste et souverainement melancolique. Au lieu d'un firmament brillant d'etoiles, je sentais par-dessus ces nuages une voute de granit qui m'ecrasait de tout son poids, et cet espace n'eut pas suffi, tout immense qu'il fut, a la promenade du moins ambitieux des satellites. Je me souvins alors de cette theorie d'un capitaine anglais qui assimilait la terre a une vaste sphere creuse, a l'interieur de laquelle l'air se maintenait lumineux par suite de sa pression, tandis que deux astres, Pluton et Proserpine, y tracaient leurs mysterieuses orbites. Aurait-il dit vrai? Nous etions reellement emprisonnes dans une enorme excavation. Sa largeur, on ne pouvait la juger, puisque le rivage allait s'elargissant a perte de vue, ni sa longueur, car le regard etait bientot arrete par une ligne d'horizon un peu indecise. Quant a sa hauteur, elle devait depasser plusieurs lieues. Ou cette voute s'appuyait-elle sur ses contreforts de granit? L'oeil ne pouvait l'apercevoir; mais il y avait tel nuage suspendu dans l'atmosphere, dont l'elevation devait etre estimee a deux mille toises, altitude superieure a celle des vapeurs terrestres, et due sans doute a la densite considerable de l'air. Le mot <> ne rend evidemment pas ma pensee pour peindre cet immense milieu. Mais les mots de la langue humaine ne peuvent suffire a qui se hasarde dans les abimes du globe. Je ne savais pas, d'ailleurs, par quel fait geologique expliquer l'existence d'une pareille excavation. Le refroidissement du globe avait-il donc pu la produire? Je connaissais bien, par les recits des voyageurs, certaines cavernes celebres, mais aucune ne presentait de telles dimensions. Si la grotte de Guachara, en Colombie, visitee par M. de Humboldt, n'avait pas livre le secret de sa profondeur au savant qui la reconnut sur un espace de deux mille cinq cents pieds, elle ne s'etendait vraisemblablement pas beaucoup au dela. L'immense caverne du Mammouth, dans le Kentucky, offrait bien des proportions gigantesques, puisque sa voute s'elevait a cinq cents pieds au-dessus d'un lac insondable, et que des voyageurs la parcoururent pendant plus de dix lieues sans en rencontrer la fin. Mais qu'etaient ces cavites aupres de celle que j'admirais alors, avec son ciel de vapeurs, ses irradiations electriques et une vaste mer renfermee dans ses flancs? Mon imagination se sentait impuissante devant cette immensite. Toutes ces merveilles, je les contemplais en silence. Les paroles me manquaient pour rendre mes sensations. Je croyais assister, dans quelque planete lointaine, Uranus ou Neptune, a des phenomenes dont ma nature <> n'avait pas conscience. A des sensations nouvelles il fallait des mots nouveaux, et mon imagination ne me les fournissait pas. Je regardais, je pensais, j'admirais avec une stupefaction melee d'une certaine quantite d'effroi. L'imprevu de ce spectacle avait rappele sur mon visage les couleurs de la sante; j'etais en train de me traiter par l'etonnement et d'operer ma guerison au moyen de cette nouvelle therapeutique; d'ailleurs la vivacite d'un air tres dense me ranimait, en fournissant plus d'oxygene a mes poumons. On concevra sans peine qu'apres un emprisonnement de quarante-sept jours dans une etroite galerie, c'etait une jouissance infinie que d'aspirer cette brise chargee d'humides emanations salines. Aussi n'eus-je point a me repentir d'avoir quitte ma grotte obscure. Mon oncle, deja fait a ces merveilles, ne s'etonnait plus. <> J'acceptai avec empressement, et nous commencames a cotoyer cet ocean nouveau. Sur la gauche, des rochers abrupts, grimpes les uns sur les autres, formaient un entassement titanesque d'un prodigieux effet. Sur leurs flancs se deroulaient d'innombrables cascades, qui s'en allaient en nappes limpides et retentissantes; quelques legeres vapeurs, sautant d'un roc a l'autre, marquaient la place des sources chaudes, et des ruisseaux coulaient doucement vers le bassin commun, en cherchant dans les pentes l'occasion de murmurer plus agreablement. Parmi ces ruisseaux; je reconnus notre fidele compagnon de route, le Hans-bach, qui venait se perdre tranquillement dans la mer, comme s'il n'eut jamais fait autre chose depuis le commencement du monde. <> Je trouvai la reponse un peu ingrate. Mais en ce moment mon attention fut attiree par un spectacle inattendu. A cinq cents pas, au detour d'un haut promontoire, une foret haute, touffue, epaisse, apparut a nos yeux. Elle etait faite d'arbres de moyenne grandeur, tailles en parasols reguliers, a contours nets et geometriques; les courants de l'atmosphere ne semblaient pas avoir prise sur leur feuillage, et, au milieu des souffles, ils demeuraient immobiles comme un massif de cedres petrifies. Je hatai le pas. Je ne pouvais mettre un nom a ces essences singulieres. Ne faisaient-elles point partie des deux cent mille especes vegetales connues jusqu'alors, et fallait-il leur accorder une place speciale dans la flore des vegetations lacustres? Non. Quand nous arrivames sous leur ombrage, ma surprise ne fut plus que de l'admiration. En effet, je me trouvais en presence de produits de la terre, mais tailles sur un patron gigantesque. Mon oncle les appela immediatement de leur nom. <> dit-il. Et il ne se trompait pas. Que l'on juge du developpement acquis par ces plantes cheres aux milieux chauds et humides. Je savais que le <> atteint, suivant Bulliard, huit a neuf pieds de circonference; mais il s'agissait ici de champignons blancs, hauts de trente a quarante pieds, avec une calotte d'un diametre egal. Ils etaient la par milliers; la lumiere ne parvenait pas a percer leur epais ombrage, et une obscurite complete regnait sous ces domes juxtaposes comme les toits ronds d'une cite africaine. Cependant je voulus penetrer plus avant. Un froid mortel descendait de ces voutes charnues. Pendant une demi-heure, nous errames dans ces humides tenebres, et ce fut avec un veritable sentiment de bien-etre que je retrouvai les bords de la mer. Mais la vegetation de cette contree souterraine ne s'en tenait pas a ces champignons. Plus loin s'elevaient par groupes un grand nombre d'autres arbres au feuillage decolore. Ils etaient faciles a reconnaitre; c'etaient les humbles arbustes de la terre, avec des dimensions phenomenales, des lycopodes hauts de cent pieds, des sigillaires geantes, des fougeres arborescentes, grandes comme les sapins des hautes latitudes, des lepidodendrons a tiges cylindriques bifurquees, terminees par de longues feuilles et herissees de poils rudes comme de monstrueuses plantes grasses. <> Je m'etais precipite sur ces debris seculaires faits d'une substance minerale indestructible[1]. Je mettais sans hesiter un nom a ces os gigantesques qui ressemblaient a des troncs d'arbres desseches. [1] Phosphate de chaux. <> A cette idee j'interrogeai, non sans effroi, les divers points de l'horizon; mais aucun etre vivant n'apparaissait sur ces rivages deserts. J'etais un peu fatigue: j'allai m'asseoir alors a l'extremite d'un promontoire au pied duquel les flots venaient se briser avec fracas. De la mon regard embrassait toute cette baie formee par une echancrure de la cote. Au fond, un petit port s'y trouvait menage entre les roches pyramidales. Ses eaux calmes dormaient a l'abri du vent. Un brick et deux ou trois goelettes auraient pu y mouiller a l'aise. Je m'attendais presque a voir quelque navire sortant toutes voiles dehors et prenant le large sous la brise du sud. Mais cette illusion se dissipa rapidement. Nous etions bien les seules creatures vivantes de ce monde souterrain. Par certaines accalmies du vent, un silence plus profond que les silences du desert, descendait sur les rocs arides et pesait a la surface de l'ocean. Je cherchais alors a percer les brumes lointaines, a dechirer ce rideau jete sur le fond mysterieux de l'horizon. Quelles demandes se pressaient sur mes levres? Ou finissait cette mer? Ou conduisait-elle? Pourrions-nous jamais en reconnaitre les rivages opposes? Mon oncle n'en doutait pas, pour son compte. Moi, je le desirais et je le craignais a la fois. Apres une heure passee dans la contemplation de ce merveilleux spectacle, nous reprimes le chemin de la greve pour regagner la grotte, et ce fut sous l'empire des plus etranges pensees que je m'endormis d'un profond sommeil. XXXI Le lendemain je me reveillai completement gueri. Je pensai qu'un bain me serait tres salutaire, et j'allai me plonger pendant quelques minutes dans les eaux de cette Mediterranee. Ce nom, a coup sur, elle le meritait entre tous. Je revins dejeuner avec un bel appetit. Hans s'entendait a cuisiner notre petit menu; il avait de l'eau et du feu a sa disposition, de sorte qu'il put varier un peu notre ordinaire. Au dessert, il nous servit quelques tasses de cafe, et jamais ce delicieux breuvage ne me parut plus agreable a deguster. <> En ce moment nous foulions le sable du rivage et les vagues gagnaient peu a peu sur la greve. <> Involontairement je cherchai des yeux le navire qui devait nous transporter. <> Apres un quart d'heure de marche, de l'autre cote du promontoire qui formait le petit port naturel, j'apercus Hans au travail; quelques pas encore, et je fus pres de lui. A ma grande surprise, un radeau a demi termine s'etendait sur le sable; il etait fait de poutres d'un bois particulier, et un grand nombre de madriers, de courbes, de couples de toute espece, jonchaient litteralement le sol. Il y avait la de quoi construire une marine entiere. <> ou bois fossile. --Mais alors, comme les lignites, il doit avoir la durete de la pierre, et il ne pourra flotter? --Quelquefois cela arrive; il y a de ces bois qui sont devenus de veritables anthracites; mais d'autres, tels que ceux-ci, n'ont encore subi qu'un commencement de transformation fossile. Regarde plutot,>> ajouta mon oncle en jetant a la mer une de ces precieuses epaves. Le morceau de bois, apres avoir disparu, revint a la surface des flots et oscilla au gre de leurs ondulations. <> Le lendemain soir, grace a l'habilete du guide, le radeau etait termine; il avait dix pieds de long sur cinq de large; les poutres de surtarbrandur, reliees entre elles par de fortes cordes, offraient une surface solide, et une fois lancee, cette embarcation improvisee flotta tranquillement sur les eaux de la mer Lidenbrock. XXXII Le 13 aout, on se reveilla de bon matin. Il s'agissait d'inaugurer un nouveau genre de locomotion rapide et peu fatigant. Un mat fait de deux batons jumeles, une vergue formee d'un troisieme, une voile empruntee a nos couvertures, composaient tout le greement du radeau. Les cordes ne manquaient pas. Le tout etait solide. A six heures, le professeur donna le signal d'embarquer. Les vivres, les bagages, les instruments, les armes et une notable quantite d'eau douce se trouvaient en place. Hans avait installe un gouvernail qui lui permettait de diriger son appareil flottant. Il se mit a la barre. Je detachai l'amarre qui nous retenait au rivage; la voile fut orientee et nous debordames rapidement. Au moment de quitter le petit port, mon oncle, qui tenait a sa nomenclature geographique, vou lut lui donner un nom, le mien, entre autres. <> Et voila comment le souvenir de ma chere Virlandaise se rattacha a notre heureuse expedition. La brise soufflait du nord-est; nous filions vent arriere avec une extreme rapidite. Les couches tres denses de l'atmosphere avaient une poussee considerable et agissaient sur la voile comme un puissant ventilateur. Au bout d'une heure, mon oncle avait pu se rendre compte de notre vitesse. <>, de noter les moindres observations, de consigner les phenomenes interessants, la direction du vent, la vitesse acquise, le chemin parcouru, en un mot, tous les incidents de cette etrange navigation. Je me bornerai donc a reproduire ici ces notes quotidiennes, ecrites pour ainsi dire sous la dictee des evenements, afin de donner un recit plus exact de notre traversee. _Vendredi 14 aout._--Brise egale du N.-O. Le radeau marche avec rapidite et en ligne droite. La cote reste a trente lieues sous le vent. Rien a l'horizon. L'intensite de la lumiere ne varie pas. Beau temps, c'est-a-dire que les nuages sont fort eleves, peu epais et baignes dans une atmosphere blanche, comme serait de l'argent en fusion. Thermometre: + 32deg. centigr. A midi Mans prepare un hamecon a l'extremite d'une corde; il l'amorce avec un petit morceau de viande et le jette a la mer. Pendant deux heures il ne prend rien. Ces eaux sont donc inhabitees? Non. Une secousse se produit. Hans tire sa ligne et ramene un poisson qui se debat vigoureusement. <> Le professeur regarde attentivement l'animal et ne partage pas mon opinion. Ce poisson a la tete plate, arrondie et la partie anterieure du corps couverte de plaques osseuses; sa bouche est privee de dents; des nageoires pectorales assez developpees sont ajustees a son corps depourvu de queue. Cet animal appartient bien a un ordre ou les naturalistes ont classe l'esturgeon, mais il en differe par des cotes assez essentiels. Mon oncle ne s'y trompe pas, car, apres un assez court examen, il dit: <> Je regarde. Rien n'est plus vrai. Mais ce peut etre un cas particulier. La ligne est donc amorcee de nouveau et rejetee a la mer. Cet ocean, a coup sur, est fort poissonneux, car en deux heures nous prenons une grande quantite de Pterychtis, ainsi que des poissons appartenant a une famille egalement eteinte, les Dipterides, mais dont mon oncle ne peut reconnaitre le genre. Tous sont depourvus de l'organe de la vue. Cette peche inesperee renouvelle avantageusement nos provisions. Ainsi donc, cela parait constant, cette mer ne renferme que des especes fossiles, dans lesquelles les poissons comme les reptiles sont d'autant plus parfaits que leur creation est plus ancienne. Peut-etre rencontrerons-nous quelques-uns de ces sauriens que la science a su refaire avec un bout d'ossement ou de cartilage. Je prends la lunette et j'examine la mer. Elle est deserte. Sans doute nous sommes encore trop rapproches des cotes. Je regarde dans les airs. Pourquoi quelques-uns de ces oiseaux reconstruits par l'immortel Cuvier ne battraient-ils pas de leurs ailes ces lourdes couches atmospheriques? Les poissons leur fourniraient une suffisante nourriture. J'observe l'espace, mais les airs sont inhabites comme les rivages. Cependant mon imagination m'emporte dans les merveilleuses hypotheses de la paleontologie. Je reve tout eveille. Je crois voir a la surface des eaux ces enormes Chersites, ces tortues antediluviennes, semblables a des ilots flottants. Il me semble que sur les greves assombries passent les grands mammiferes des premiers jours, le Leptotherium, trouve dans les cavernes du Bresil, le mericotherium, venu des regions glacees de la Siberie. Plus loin, le pachyderme Lophiodon, ce tapir gigantesque, se cache derriere les rocs, pret a disputer sa proie a l'Anoplotherium, animal etrange, qui tient du rhinoceros, du cheval, de l'hippopotame et du chameau, comme si le Createur, presse aux premieres heures du monde, eut reuni plusieurs animaux en un seul. Le Mastodonte geant fait tournoyer sa trompe et broie sous ses defenses les rochers du rivage, tandis que le Megatherium, arc-boute sur ses enormes pattes, fouille la terre en eveillant par ses rugissements l'echo des granits sonores. Plus haut, le Protopitheque, le premier singe apparu a la surface du globe, gravit les cimes ardues. Plus haut encore, le Pterodactyle, a la main ailee, glisse comme une large chauve-souris sur l'air comprime. Enfin, dans les dernieres couches, des oiseaux immenses, plus puissants que le casoar, plus grands que l'autruche, deploient leurs vastes ailes et vont donner de la tete contre la paroi de la voute granitique. Tout ce monde fossile renait dans mon imagination. Je me reporte aux epoques bibliques de la creation, bien avant la naissance de l'homme, lorsque la terre incomplete ne pouvait lui suffire encore. Mon reve alors devance l'apparition des etres animes. Les mammiferes disparaissent, puis les oiseaux, puis les reptiles de l'epoque secondaire, et enfin les poissons, les crustaces, les mollusques, les articules. Les zoophytes de la periode de transition retournent au neant a leur tour. Toute la vie de la terre se resume en moi. et mon coeur est seul a battre dans ce monde depeuple. Il n'y plus de saisons; il n'y a plus de climats; la chaleur propre du globe s'accroit sans cesse et neutralise celle de l'astre radieux. La vegetation s'exagere; je passe comme une ombre au milieu des fougeres arborescentes, foulant de mon pas incertain les marnes irisees et les gres bigarres du sol; je m'appuie au tronc des coniferes immenses; je me couche a l'ombre des Sphenophylles, des Asterophylles et des Lycopodes hauts de cent pieds. Les siecles s'ecoulent comme des jours; je remonte la serie des transformations terrestres; les plantes disparaissent; les roches granitiques perdent leur durete; l'etat liquide va remplacer l'etat solide sous l'action d'une chaleur plus intense; les eaux courent a la surface du globe; elles bouillonnent, elles se volatilisent; les vapeurs enveloppent la terre, qui peu a peu ne forme plus qu'une masse gazeuse, portee au rouge blanc, grosse comme le soleil et brillante comme lui! Au centre de cette nebuleuse, quatorze cent mille fois plus considerable que ce globe qu'elle va former un jour, je suis entraine dans les espaces planetaires; mon corps se subtilise, se sublime a son tour et se melange comme un atome imponderable a ces immenses vapeurs qui tracent dans l'infini leur orbite enflammee! Quel reve! Ou m'emporte-t-il? Ma main fievreuse en jette sur le papier les etranges details. J'ai tout oublie, et le professeur, et le guide, et le radeau! Une hallucination s'est emparee de mon esprit... <> dit mon oncle. Mes yeux tout ouverts se fixent sur lui sans le voir. <> En meme temps, je me sens saisir vigoureusement par la main de Hans. Sans lui, sous l'empire de mon reve, je me precipitais dans les flots. <> A ces paroles, je me leve, je consulte l'horizon; mais la ligne d'eau se confond toujours avec la ligne des nuages. XXXIII _Samedi 15 aout._--La mer conserve sa monotone uniformite. Nulle terre n'est en vue. L'horizon parait excessivement recule. J'ai la tete encore alourdie par la violence de mon reve. Mon oncle n'a pas reve, lui, mais il est de mauvaise humeur; il parcourt tous les points de l'espace avec sa lunette et se croise les bras d'un air depite. Je remarque que le professeur Lidenbrock tend a redevenir l'homme impatient du passe, et je consigne le fait sur mon journal. Il a fallu mes dangers et mes souffrances pour tirer de lui quelque etincelle d'humanite; mais, depuis ma guerison, la nature a repris le dessus. Et cependant, pourquoi s'emporter? Le voyage ne s'accomplit-il pas dans les circonstances les plus favorables? Est-ce que le radeau ne file pas avec une merveilleuse rapidite? <> Je me souviens alors que le professeur, avant notre depart, estimait a une trentaine de lieues la longueur de ce souterrain. Or nous avons parcouru un chemin trois fois plus long, et les rivages du sud n'apparaissent pas encore. <> Je me le tiens pour dit, et je laisse le professeur se ronger les levres d'impatience. A six heures du soir, Hans reclame sa paye, et ses trois rixdales lui sont comptes. _Dimanche 16 aout._--Rien de nouveau. Meme temps. Le vent a une legere tendance a fraichir. En me reveillant, mon premier soin est de constater l'intensite de la lumiere. Je crains toujours que le phenomene electrique ne vienne a s'obscurcir, puis a s'eteindre. Il n'en est rien: l'ombre du radeau est nettement dessinee a la surface des flots. Vraiment cette mer est infinie! Elle doit avoir la largeur de la Mediterranee, ou meme de l'Atlantique. Pourquoi pas? Mon oncle sonde a plusieurs reprises; il attache un des plus lourds pics a l'extremite d'une corde qu'il laisse filer de deux cents brasses. Pas de fond. Nous avons beaucoup de peine a ramener notre sonde. Quand le pic est remonte a bord, Hans me fait remarquer a sa surface des empreintes fortement accusees. On dirait que ce morceau de fer a ete vigoureusement serre entre deux corps durs. Je regarde le chasseur. <> fait-il. Je ne comprends pas. Je me tourne vers mon oncle, qui est entierement absorbe dans ses reflexions. Je ne me soucie pas de le deranger. Je reviens vers l'Islandais. Celui-ci, ouvrant et refermant plusieurs fois la bouche, me fait comprendre sa pensee. <> dis-je avec stupefaction en considerant plus attentivement la barre de fer. Oui! ce sont bien des dents dont l'empreinte s'est incrustee dans le metal! Les machoires qu'elles garnissent doivent posseder une force prodigieuse! Est-ce un monstre des especes perdues qui s'agite sous la couche profonde des eaux, plus vorace que le squale, plus redoutable que la baleine! Je ne puis detacher mes regards de cette barre a demi rongee! Mon reve de la nuit derniere va-t-il devenir une realite? Ces pensees m'agitent pendant tout le jour, et mon imagination se calme a peine dans un sommeil de quelques heures. _Lundi 17 aout._--Je cherche a me rappeler les instincts particuliers a ces animaux antediluviens de l'epoque secondaire, qui, succedant aux mollusques, aux crustaces et aux poissons, precederent l'apparition des mammiferes sur le globe. Le monde appartenait alors aux reptiles. Ces monstres regnaient en maitres dans les mers jurassiques[1]. La nature leur avait accorde la plus complete organisation. Quelle gigantesque structure! quelle force prodigieuse! Les sauriens actuels, alligators ou crocodiles, les plus gros et les plus redoutables, ne sont que des reductions affaiblies de leurs peres des premiers ages! [1] Mers de la periode secondaire qui ont forme les terrains dont se composent les montagnes du Jura. Je frissonne a l'evocation que je fais de ces monstres. Nul oeil humain ne les a vus vivants. Ils apparurent sur la terre mille siecles avant l'homme, mais leurs ossements fossiles, retrouves dans ce calcaire argileux que les Anglais nomment le lias, ont permis de les reconstruire anatomiquement et de connaitre leur colossale conformation. J'ai vu au Museum de Hambourg le squelette de l'un de ces sauriens qui mesurait trente pieds de longueur. Suis-je donc destine, moi, habitant de la terre, a me trouver face a face avec ces representants d'une famille antediluvienne? Non! c'est impossible. Cependant la marque des dents puissantes est gravee sur la barre de fer, et a leur empreinte je reconnais qu'elles sont coniques comme celles du crocodile. Mes yeux se fixent avec effroi sur la mer; je crains de voir s'elancer l'un de ces habitants des cavernes sous-marines. Je suppose que le professeur Lidenbrock partage mes idees, sinon mes craintes, car, apres avoir examine le pic, il parcourt l'ocean du regard. <> Je jette un coup d'oeil sur les armes, et je m'assure qu'elles sont en bon etat. Mon oncle me voit faire et m'approuve du geste. Deja de larges agitations produites a la surface des flots indiquent le trouble des couches reculees. Le danger est proche. Il faut veiller. _Mardi 18 aout._--Le soir arrive, ou plutot le moment ou le sommeil alourdit nos paupieres, car la nuit manque a cet ocean, et l'implacable lumiere fatigue obstinement nos yeux, comme si nous naviguions sous le soleil des mers arctiques. Hans est a la barre. Pendant son quart je m'endors. Deux heures apres, une secousse epouvantable me reveille. Le radeau a ete souleve hors des flots avec une indescriptible puissance et rejete a vingt toises de la. <> Hans montre du doigt, a une distance de deux cents toises, une masse noiratre qui s'eleve et s'abaisse tour a tour. Je regarde et je m'ecrie: <> En effet, deux colonnes liquides s'elevent a une hauteur considerable au-dessus de la mer. Nous restons surpris, stupefaits, epouvantes, en presence de ce troupeau de monstres marins. Ils ont des dimensions surnaturelles, et le moindre d'entre eux briserait le radeau d'un coup de dent. Hans veut mettre la barre au vent, afin de fuir ce voisinage dangereux; mais il apercoit sur l'autre bord d'autres ennemis non moins redoutables: une tortue large de quarante pieds, et un serpent long de trente, qui darde sa tete enorme au-dessus des flots. Impossible de fuir. Ces reptiles s'approchent; ils tournent autour du radeau avec une rapidite que des convois lances a grande vitesse ne sauraient egaler; ils tracent autour de lui des cercles concentriques. J'ai pris ma carabine. Mais quel effet peut produire une balle sur les ecailles dont le corps de ces animaux est recouvert? Nous sommes muets d'effroi. Les voici qui s'approchent! D'un cote le crocodile, de l'autre le serpent. Le reste du troupeau marin a disparu. Je vais faire feu. Hans m'arrete d'un signe. Les deux monstres passent a cinquante toises du radeau, se precipitent l'un sur l'autre, et leur fureur les empeche de nous apercevoir. Le combat s'engage a cent toises du radeau. Nous voyons distinctement les deux monstres aux prises. Mais il me semble que maintenant les autres animaux viennent prendre part a la lutte, le marsouin, la baleine, le lezard, la tortue; a chaque instant je les entrevois. Je les montre a l'Islandais. Celui-ci remue la tete negativement. <>, fait-il. --Quoi! deux! il pretend que deux animaux seulement... --Il a raison, s'ecrie mon oncle, dont la lunette n'a pas quitte les yeux. --Par exemple! --Oui! le premier de ces monstres a le museau d'un marsouin, la tete d'un lezard, les dents d'un crocodile, et voila ce qui nous a trompes. C'est le plus redoutable des reptiles antediluviens, l'Ichthyosaurus! --Et l'autre? --L'autre, c'est un serpent cache dans la carapace d'une tortue, le terrible ennemi du premier, le Plesiosaurus!>> Hans a dit vrai. Deux monstres seulement troublent ainsi la surface de la mer, et j'ai devant les yeux deux reptiles des oceans primitifs. J'apercois l'oeil sanglant de l'Ichthyosaurus, gros comme la tete d'un homme. La nature l'a doue d'un appareil d'optique d'une extreme puissance et capable de resister a la pression des couches d'eau dans les profondeurs qu'il habite. On l'a justement nomme la baleine des Sauriens, car il en a la rapidite et la taille. Celui-ci ne mesure pas moins de cent pieds, et je peux juger de sa grandeur quand il dresse au-dessus des flots les nageoires verticales de sa queue. Sa machoire est enorme, et d'apres les naturalistes, elle ne compte pas moins de cent quatre-vingt-deux dents. Le Plesiosaurus, serpent a tronc cylindrique, a queue courte, a les pattes disposees en forme de rame. Son corps est entierement revetu d'une carapace, et son cou, flexible comme celui du cygne, se dresse a trente pieds au-dessus des flots. Ces animaux s'attaquent avec une indescriptible furie. Ils soulevent des montagnes liquides qui s'etendent jusqu'au radeau. Vingt fois nous sommes sur le point de chavirer. Des sifflements d'une prodigieuse intensite se font entendre. Les deux betes sont enlacees. Je ne puis les distinguer l'une de l'autre! Il faut tout craindre de la rage du vainqueur. Une heure, deux heures se passent. La lutte continue avec le meme acharnement. Les combattants se rapprochent du radeau et s'en eloignent tour a tour. Nous restons immobiles, prets a faire feu. Soudain l'Ichthyosaurus et le Plesiosaurus disparaissent en creusant un veritable maelstrom. Le combat va-t-il se terminer dans les profondeurs de la mer? Mais tout a coup une tete enorme s'elance au dehors, la tete du Plesiosaurus. Le monstre est blesse a mort. Je n'apercois plus son immense carapace. Seulement, son long cou se dresse, s'abat, se releve, se recourbe, cingle les flots comme un fouet gigantesque et se tord comme un ver coupe. L'eau rejaillit a une distance considerable. Elle nous aveugle. Mais bientot l'agonie du reptile touche a sa fin, ses mouvements diminuent, ses contorsions s'apaisent, et ce long troncon de serpent s'etend comme une masse inerte sur les flots calmes. Quant a l'Ichthyosaurus, a-t-il donc regagne sa caverne sous-marine, ou va-t-il reparaitre a la surface de la mer? XXXIV _Mercredi 19 aout._--Heureusement le vent, qui souffle avec force, nous a permis de fuir rapidement le theatre du combat. Hans est toujours au gouvernail. Mon oncle, tire de ses absorbantes idees par les incidents de ce combat, retombe dans son impatiente contemplation de la mer. Le voyage reprend sa monotone uniformite, que je ne tiens pas a rompre au prix des dangers d'hier. _Jeudi 20 aout._--Brise N.-N.-E. assez inegale. Temperature chaude. Nous marchons avec une vitesse de trois lieues et demie a l'heure. Vers midi un bruit tres eloigne se fait entendre. Je consigne ici le fait sans pouvoir en donner l'explication. C'est un mugissement continu. <> Hans se hisse au sommet du mat, mais ne signale aucun ecueil. L'ocean est uni jusqu'a sa ligne d'horizon. Trois heures se passent. Les mugissements semblent provenir d'une chute d'eau eloignee. Je le fais remarquer a mon oncle, qui secoue la tete. J'ai pourtant la conviction que je ne me trompe pas. Courons-nous donc a quelque cataracte qui nous precipitera dans l'abime? Que cette maniere de descendre plaise au professeur, parce qu'elle se rapproche de la verticale, c'est possible, mais a moi... En tout cas, il doit y avoir a quelques lieues au vent un phenomene bruyant, car maintenant les mugissements se font entendre avec une grande violence. Viennent-ils du ciel ou de l'ocean? Je porte mes regards vers les vapeurs suspendues dans l'atmosphere, et je cherche a sonder leur profondeur. Le ciel est tranquille; les nuages, emportes au plus haut de la voute, semblent immobiles et se perdent dans l'intense irradiation de la lumiere. Il faut donc chercher ailleurs la cause de ce phenomene. J'interroge alors l'horizon pur et degage de toute brume. Son aspect n'a pas change. Mais si ce bruit vient d'une chute, d'une cataracte; si tout cet ocean se precipite dans un bassin inferieur, si ces mugissements sont produits par une masse d'eau qui tombe, le courant doit s'activer, et sa vitesse croissante peut me donner la mesure du peril dont nous sommes menaces. Je consulte le courant. Il est nul. Une bouteille vide que je jette a la mer reste sous le vent. Vers quatre heures, Hans se leve, se cramponne au mat et monte a son extremite. De la son regard parcourt l'arc de cercle que l'ocean decrit devant le radeau et s'arrete a un point. Sa figure n'exprime aucune surprise, mais son poil est devenu fixe. <> Hans redescend, puis il etend son bras vers le sud en disant: <> --La-bas?>> repond mon oncle. Et saisissant sa lunette, il regarde attentivement pendant une minute, qui me parait un siecle. <> repond mon oncle. Je me retourne vers Hans. Hans maintient sa barre avec une inflexible rigueur. Cependant, si de la distance qui nous separe de cet animal, et qu'il faut estimer a douze lieues au moins, on peut apercevoir la colonne d'eau chassee par ses events, il doit etre d'une taille surnaturelle. Fuir serait se conformer aux lois de la plus vulgaire prudence. Mais nous ne sommes pas venus ici pour etre prudents. On va donc en avant. Plus nous approchons, plus la gerbe grandit. Quel monstre peut s'emplir d'une pareille quantite d'eau et l'expulser ainsi sans interruption? A huit heures du soir nous ne sommes pas a deux lieues de lui. Son corps noiratre, enorme, monstrueux, s'etend dans la mer comme un ilot. Est-ce illusion? est-ce effroi? Sa longueur me parait depasser mille toises! Quel est donc ce cetace que n'ont prevu ni les Cuvier ni les Blumembach? Il est immobile et comme endormi; la mer semble ne pouvoir le soulever, et ce sont les vagues qui ondulent sur ses flancs. La colonne d'eau, projetee a une hauteur de cinq cents pieds retombe avec un bruit assourdissant. Nous courons en insenses vers cette masse puissante que cent baleines ne nourriraient pas pour un jour. La terreur me prend. Je ne veux pas aller plus loin! Je couperai, s'il le faut, la drisse de la voile! Je me revolte contre le professeur, qui ne me repond pas. Tout a coup Hans se leve, et montrant du doigt le point menacant: <> dit-il. --Une ile! s'ecrie mon oncle. --Une ile! dis-je a mon tour en haussant les epaules. --Evidemment, repond le professeur en poussant un vaste eclat de rire. --Mais cette colonne d'eau! --Geyser[1] fait Hans. [1] Source jaillissante tres celebre situee au pied de l'Hecla. --Eh! sans doute, geyser, riposte mon oncle, un geyser pareil a ceux de l'Islande!>> Je ne veux pas, d'abord, m'etre trompe si grossierement. Avoir pris un ilot pour un monstre marin! Mais l'evidence se fait, et il faut enfin convenir de mon erreur. Il n'y a la qu'un phenomene naturel. A mesure que nous approchons, les dimensions de la gerbe liquide deviennent grandioses. L'ilot represente a s'y meprendre un cetace immense dont la tete domine les flots a une hauteur de dix toises. Le geyser, mot que les Islandais prononcent <> et qui signifie <>, s'eleve majestueusement a son extremite. De sourdes detonations eclatent par instants, et l'enorme jet, pris de coleres plus violentes, secoue son panache de vapeurs en bondissant jusqu'a la premiere couche de nuages. Il est seul. Ni fumerolles, ni sources chaudes ne l'entourent, et toute la puissance volcanique se resume en lui. Les rayons de la lumiere electrique viennent se meler a cette gerbe eblouissante, dont chaque goutte se nuance de toutes les couleurs du prisme. <> dit le professeur. Mais il faut, eviter avec soin cette trombe d'eau, qui coulerait le radeau en un instant. Hans, manoeuvrant adroitement, nous amene a l'extremite de l'ilot. Je saute sur le roc; mon oncle me suit lestement, tandis que le chasseur demeure a son poste, comme un homme au-dessus de ces etonnements. Nous marchons sur un granit mele de tuf siliceux; le sol frissonne sous nos pieds comme les flancs d'une chaudiere ou se tord de la vapeur surchauffee; il est brulant. Nous arrivons en vue d'un petit bassin central d'ou s'eleve le geyser. Je plonge dans l'eau qui coule en bouillonnant un thermometre a deversement, et il marque une chaleur de cent soixante-trois degres. Ainsi donc cette eau sort d'un foyer ardent. Cela contredit singulierement les theories du professeur Lidenbrock. Je ne puis m'empecher d'en faire la remarque. <> dis-je d'un ton sec, en voyant que je me heurte a un entetement absolu. Neanmoins, je suis force d'avouer que nous sommes singulierement favorises jusqu'ici, et que, pour une raison qui m'echappe, ce voyage s'accomplit dans des conditions particulieres de temperature; mais il me parait evident, certain, que nous arriverons un jour ou l'autre a ces regions ou la chaleur centrale atteint les plus hautes limites et depasse toutes les graduations des thermometres. Nous verrons bien. C'est le mot du professeur, qui, apres avoir baptise cet ilot volcanique du nom de son neveu, donne le signal de rembarquement. Je reste pendant quelques minutes encore a contempler le geyser. Je remarque que son jet est irregulier dans ses acces, qu'il diminue parfois d'intensite, puis reprend avec une nouvelle vigueur, ce que j'attribue aux variations de pression des vapeurs accumulees dans son reservoir. Enfin nous partons en contournant les roches tres accores du sud. Hans a profite de cette halte pour remettre le radeau en etat. Mais avant de deborder je fais quelques observations pour calculer la distance parcourue, et je les note sur mon journal. Nous avons franchi deux cent soixante-dix lieues de mer depuis Port-Grauben, et nous sommes a six cent vingt lieues de l'Islande, sous l'Angleterre. XXXV _Vendredi 21 aout._--Le lendemain le magnifique geyser a disparu. Le vent a fraichi, et nous a rapidement eloignes de l'ilot Axel. Les mugissements se sont eteints peu a peu. Le temps, s'il est permis de s'exprimer ainsi, va changer avant peu. L'atmosphere se charge de vapeurs, qui emportent avec elles l'electricite formee par l'evaporation des eaux salines, les nuages s'abaissent sensiblement et prennent une teinte uniformement olivatre; les rayons electriques peuvent a peine percer cet opaque rideau baisse sur le theatre ou va se jouer le drame des tempetes. Je me sens particulierement impressionne, comme l'est sur terre toute creature a l'approche d'un cataclysme. Les <> entasses dans le sud presentent un aspect sinistre; ils ont cette apparence <> que j'ai souvent remarquee au debut des orages. L'air est lourd, la mer est calme. [1] Nuages de formes arrondies. Au loin les nuages ressemblent a de grosses balles de coton amoncelees dans un pittoresque desordre; peu a peu ils se gonflent et perdent en nombre ce qu'ils gagnent en grandeur; leur pesanteur est telle qu'ils ne peuvent se detacher de l'horizon; mais, au souffle des courants eleves, ils se fondent peu a peu, s'assombrissent et presentent bientot une couche unique d'un aspect redoutable; parfois une pelote de vapeurs, encore eclairee, rebondit sur ce tapis grisatre et va se perdre bientot dans la masse opaque. Evidemment l'atmosphere est saturee de fluide, j'en suis tout impregne, mes cheveux se dressent sur ma tete comme aux abords d'une machine electrique. Il me semble que, si mes compagnons me touchaient en ce moment, ils recevraient une commotion violente. A dix heures du matin, les symptomes de l'orage sont plus decisifs; on dirait que le vent mollit pour mieux reprendre haleine; la nue ressemble a une outre immense dans laquelle s'accumulent les ouragans. Je ne veux pas croire aux menaces du ciel, et cependant je ne puis m'empecher de dire: <> Le professeur ne repond pas. Il est d'une humeur massacrante, a voir l'ocean se prolonger indefiniment devant ses yeux. Il hausse les epaules a mes paroles. <> Silence general. Le vent se tait. La nature a l'air d'une morte et ne respire plus. Sur le mat, ou je vois deja poindre un leger feu Saint-Elme, la voile detendue tombe en plis lourds. Le radeau est immobile au milieu d'une mer epaisse et sans ondulations. Mais, si nous ne marchons plus, a quoi bon conserver cette toile, qui peut nous mettre en perdition au premier choc de la tempete? <> Ces paroles ne sont pas achevees que l'horizon du sud change subitement d'aspect; les vapeurs accumulees se resolvent en eau, et l'air, violemment appele pour combler les vides produits par la condensation, se fait ouragan. Il vient des extremites les plus reculees de la caverne. L'obscurite redouble. C'est a peine si je puis prendre quelques notes incompletes. Le radeau se souleve, il bondit. Mon oncle est jete de son haut. Je me traine jusqu'a lui. Il s'est fortement cramponne a un bout de cable et parait considerer avec plaisir ce spectacle des elements dechaines. Hans ne bouge pas. Ses longs cheveux, repousses par l'ouragan et ramenes sur sa face immobile, lui donnent une etrange physionomie, car chacune de leurs extremites est herissee de petites aigrettes lumineuses. Son masque effrayant est celui d'un homme antediluvien, contemporain des Ichthyosaures et des Megatherium. Cependant le mat resiste. La voile se tend comme une bulle prete a crever. Le radeau file avec un emportement que je ne puis estimer, mais moins vite encore que ces gouttes d'eau deplacees sous lui, dont la rapidite fait des lignes droites et nettes. <> fait Hans en remuant doucement la tete. Cependant la pluie forme une cataracte mugissante devant cet horizon vers lequel nous courons en insenses. Mais avant qu'elle n'arrive jusqu'a nous le voile de nuage se dechire, la mer entre en ebullition et l'electricite, produite par une vaste action chimique qui s'opere dans les couches superieures, est mise en jeu. Aux eclats du tonnerre se melent les jets etincelants de la foudre; des eclairs sans nombre s'entre-croisent au milieu des detonations; la masse des vapeurs devient incandescente; les grelons qui frappent le metal de nos outils ou de nos armes se font lumineux; les vagues soulevees semblent etre autant de mamelons ignivomes sous lesquels couve un feu interieur, et dont chaque crete est empanachee d'une flamme. Mes yeux sont eblouis par l'intensite de la lumiere, mes oreilles brisees par le fracas de la foudre; il faut me retenir au mat, qui plie comme un roseau sous la violence de l'ouragan.......... ................................................................ .............................. [Ici mes notes de voyage devinrent tres incompletes. Je n'ai plus retrouve que quelques observations fugitives et prises machinalement pour ainsi dire. Mais, dans leur brievete, dans leur obscurite meme, elles sont empreintes de l'emotion qui me dominait, et mieux que ma memoire elles me donnent le sentiment de notre situation.] .............................................................. ................................ _Dimanche 23 aout._--Ou sommes-nous? Emportes avec une incomparable rapidite. La nuit a ete epouvantable. L'orage ne se calme pas. Nous vivons dans un milieu de bruit, une detonation incessante. Nos oreilles saignent. On ne peut echanger une parole. Les eclairs ne discontinuent pas. Je vois des zigzags retrogrades qui, apres un jet rapide, reviennent de bas ou haut et vont frapper la voute de granit. Si elle allait s'ecrouler! D'autres eclairs se bifurquent ou prennent la forme de globes de feu qui eclatent comme des bombes. Le bruit general ne parait pas s'en accroitre; il a depasse la limite d'intensite que peut percevoir l'oreille humaine, et, quand toutes les poudrieres du monde viendraient a sauter ensemble, nous ne saurions en entendre davantage. Il y a emission continue de lumiere a la surface des nuages; la matiere electrique se degage incessamment de leurs molecules; evidemment les principes gazeux de l'air sont alteres; des colonnes d'eau innombrables s'elancent dans l'atmosphere et retombent en ecumant. Ou allons-nous?... Mon oncle est couche tout de son long a l'extremite du radeau. La chaleur redouble. Je regarde le thermometre; il indique... [Le chiffre est efface.] _Lundi 24 aout._--Cela ne finira pas! Pourquoi l'etat de cette atmosphere si dense, une fois modifie, ne serait-il pas definitif? Nous sommes brises de fatigue, Hans comme a l'ordinaire. Le radeau court invariablement vers le sud-est. Nous avons fait plus de deux cents lieues depuis l'ilot Axel. A midi la violence de l'ouragan redouble; il faut lier solidement tout les objets composant la cargaison. Chacun de nous s'attache egalement. Les flots passent par-dessus notre tete. Impossible de s'adresser une seule parole depuis trois jours. Nous ouvrons la bouche, nous remuons nos levres; il ne se produit aucun son appreciable. Meme en se parlant a l'oreille on ne peut s'entendre. Mon oncle s'est approche de moi. Il a articule quelques paroles. Je crois qu'il m'a dit: <> Je n'en suis pas certain. Je prends le parti de lui ecrire ces mots: <> Il me fait signe qu'il y consent. Sa tete n'a pas eu le temps de se relever de bas en haut qu'un disque de feu apparait au bord du radeau. Le mat et la voile sont partis tout d'un bloc, et je les ai vus s'enlever a une prodigieuse hauteur, semblables au Pterodactyle, cet oiseau fantastique des premiers siecles. Nous sommes glaces d'effroi; la boule mi-partie blanche, mi-partie azuree, de la grosseur d'une bombe de dix pouces, se promene lentement, en tournant avec une surprenante vitesse sous la laniere de l'ouragan. Elle vient ici, la, monte sur un des batis du radeau, saute sur le sac aux provisions, redescend legerement, bondit, effleure la caisse a poudre. Horreur! Nous allons sauter! Non! Le disque eblouissant s'ecarte; il s'approche de Hans, qui le regarde fixement; de mon oncle, qui se precipite a genoux pour l'eviter; de moi, pale et frissonnant sous l'eclat de la lumiere et de la chaleur; il pirouette pres de mon pied, que j'essaye de retirer. Je ne puis y parvenir. Une odeur de gaz nitreux remplit l'atmosphere; elle penetre le gosier, les poumons. On etouffe. Pourquoi ne puis-je retirer mon pied? Il est donc rive au radeau? Ah! la chute de ce globe electrique a aimante tout le fer du bord; les instruments, les outils, les armes s'agitent en se heurtant avec un cliquetis aigu; les clous de ma chaussure adherent violemment a une plaque de fer incrustee dans le bois. Je ne puis retirer mon pied! Enfin, par un violent, effort, je l'arrache au moment ou la boule allait le saisir dans son mouvement giratoire et m'entrainer moi-meme, si... Ah! quelle lumiere intense! le globe eclate! nous sommes couverts par des jets de flammes! Puis tout s'eteint. J'ai eu le temps de voir mon oncle etendu sur le radeau; Hans toujours a sa barre et <> sous l'influence de l'electricite qui le penetre! Ou allons-nous? ou allons-nous? ....................................................... _Mardi 25 aout._--Je sors d'un evanouissement prolonge; l'orage continue; les eclairs se dechainent comme une couvee de serpents lachee dans l'atmosphere. Sommes-nous toujours sur la mer? Oui, et emportes avec une vitesse incalculable. Nous avons passe sous l'Angleterre, sous la Manche, sous la France, sous l'Europe entiere, peut-etre! ....................................................... Un bruit nouveau se fait entendre! Evidemment, la mer qui se brise sur des rochers!... Mais alors... ....................................................... ....................................................... XXXVI Ici se termine ce que j'ai appele <> si heureusement sauve du naufrage. Je reprends mon recit comme devant. Ce qui se passa au choc du radeau contre les ecueils de la cote, je ne saurais le dire. Je me sentis precipite dans les flots, et si j'echappai a la mort, si mon corps ne fut pas dechire sur les rocs aigus, c'est que le bras vigoureux de Hans me retira de l'abime. Le courageux Islandais me transporta hors de la portee des vagues, sur un sable brulant ou je me trouvai cote a cote avec mon oncle. Puis il revint vers ces rochers auxquels se heurtaient les lames furieuses, afin de sauver quelques epaves du naufrage. Je ne pouvais parler; j'etais brise d'emotions et de fatigues; il me fallut une grande heure pour me remettre. Cependant une pluie diluvienne continuait a tomber, mais avec ce redoublement qui annonce la fin des orages. Quelques rocs superposes nous offrirent un abri contre les torrents du ciel, Hans prepara des aliments auxquels je ne pus toucher, et chacun de nous, epuise par les veilles de trois nuits, tomba dans un douloureux sommeil. Le lendemain le temps etait magnifique. Le ciel et la mer s'etaient apaises d'un commun accord. Toute trace de tempete avait disparu. Ce furent les paroles joyeuses du professeur qui saluerent mon reveil. <> N'eut-on pas dit que nous etions dans la maison de Konig-strasse, que je descendais tranquillement pour dejeuner et que mon mariage avec la pauvre Grauben allait s'accomplir ce jour meme? Helas! pour peu que la tempete eut jete le radeau dans l'est, nous avions passe sous l'Allemagne, sous ma chere ville de Hambourg, sous cette rue au demeurait tout ce que j'aimais au monde. Alors quarante lieues m'en separaient a peine! Mais quarante lieues verticales d'un mur de granit, et en realite, plus de mille lieues a franchir! Toutes ces douloureuses reflexions traverserent rapidement mon esprit avant que je ne repondisse a la question de mon oncle. <> Nous quittames cette grotte ouverte a toutes les brises. J'avais un espoir qui etait en meme temps une crainte; il me semblait impossible que le terrible abordage du radeau n'eut pas aneanti tout ce qu'il portait. Je me trompais. A mon arrivee sur le rivage, j'apercus Hans au milieu d'une foule d'objets ranges avec ordre. Mon oncle lui serra la main avec un vif sentiment de reconnaissance. Cet homme, d'un devouement surhumain dont on ne trouverait peut-etre pas d'autre exemple, avait travaille pendant que nous dormions et sauve les objets les plus precieux au peril de sa vie. Ce n'est pas que nous n'eussions fait des pertes assez sensibles, nos armes, par exemple; mais enfin on pouvait s'en passer. La provision de poudre etait demeuree intacte, apres avoir failli sauter pendant la tempete. <> Cette gaite etait feroce. <> Il fallait bien le reconnaitre, en fait d'instruments, rien ne manquait.. Quant aux outils et aux engins, j'apercus, epars sur le sable, echelles, cordes, pics, pioches, etc. Cependant il y avait encore la question des vivres a elucider. <> repondit mon oncle. Les caisses qui les contenaient etaient alignees sur la greve dans un parfait etat de conservation; la mer les avait respectees pour la plupart, et somme toute, en biscuits, viande salee, genievre et poissons secs, on pouvait compter encore sur quatre mois de vivres. <> J'aurais du etre fait, depuis longtemps, au temperament de mon oncle, et pourtant cet homme-la m'etonnait toujours. <> Je regardai le professeur avec une certaine defiance; je me demandai s'il n'etait pas devenu fou. Et cependant <> <> reprit-il. Je le suivis sur un cap eleve, apres qu'il eut donne ses instructions au chasseur. La, de la viande seche, du biscuit et du the composerent un repas excellent, et, je dois l'avouer, un des meilleurs que j'eusse fait de ma vie. Le besoin, le grand air, le calme apres les agitations, tout contribuait a me mettre en appetit. Pendant le dejeuner, je posai a mon oncle la question de savoir ou nous etions en ce moment. <> Le professeur se dirigea vers le rocher sur lequel Hans avait depose les instrumente. Il etait gai, allegre, il se frottait les mains, il prenait des poses! Un vrai jeune homme! Je le suivis, assez curieux de savoir si je ne me trompais pas dans mon estime. Arrive au rocher, mon oncle prit le compas, le posa horizontalement et observa l'aiguilla, qui, apres avoir oscille, s'arreta dans une position fixe sous l'influence magnetique. Mon oncle regarda, puis il se frotta les yeux et regarda de nouveau. Enfin il se retourna de mon cote, stupefait. <> demandai-je. Il me fit signe d'examiner l'instrument. Une exclamation de surprise m'echappa. La fleur de l'aiguille marquait le nord la ou nous supposions le midi! Elle se tournait vers la greve au lieu de montrer la pleine mer! Je remuai la boussole, je l'examinai; elle etait en parfait etat. Quelque position que l'on fit prendre a l'aiguille; celle-ci reprenait obstinement cette direction inattendue. Ainsi donc, il ne fallait plus en douter, pendant la tempete une saute de vent s'etait produite dont nous ne nous etions pas apercus et avait ramene le radeau vers les rivages que mon oncle croyait laisser derriere lui. XXXVII Il me serait impossible de peindre la succession des sentiments qui agiterent le professeur Lidenbrock, la stupefaction, l'incredulite et enfin la colere. Jamais je ne vis homme si decontenance d'abord, si irrite ensuite. Les fatigues de la traversee, les dangers courus, tout etait a recommencer! Nous avions recule au lieu de marcher en avant! Mais mon oncle reprit rapidement le dessus. <> Debout sur le rocher, irrite, menacant, Otto Lidenbrock, pareil au farouche Ajax, semblait defier les dieux. Mais je jugeai a propos d'intervenir et de mettre un frein a cette fougue insensee. <> De ces raisons toutes irrefutables je pus derouler la serie pendant dix minutes sans etre interrompu, mais cela vint uniquement de l'inattention du professeur, qui n'entendit pas un mot de mon argumentation. <> Je fis le geste d'un homme resigne a tout. <> Cette remarque sera comprise quand on saura que nous etions revenus au rivage du nord, mais non pas a l'endroit meme de notre premier depart. Port-Grauben devait etre situe plus a l'ouest. Rien de plus raisonnable des lors que d'examiner avec soin les environs de ce nouvel atterrissage. <> dis-je. Et, laissant Hans a ses occupations, nous voila partis. L'espace compris entre les relais de la mer et le pied des contre-forts etait fort large; on pouvait marcher une demi-heure avant d'arriver a la paroi de rochers. Nos pieds ecrasaient d'innombrables coquillages de toutes formes et de toutes grandeurs, ou vecurent les animaux des premieres epoques. J'apercevais aussi d'enormes carapaces; dont le diametre depassait souvent quinze pieds. Elles avaient appartenu a ces gigantesques glyptodons de la periode pliocene dont la tortue moderne n'ont plus qu'une petite reduction. En outre le sol etait seme d'une grande quantite de debris pierreux, sortes de galets arrondis pur la lame et ranges en lignes successives. Je fus donc conduit a faire cette remarque, que la mer devait autrefois occuper cet espace. Sur les rocs epars et maintenant hors de ses atteintes, les flots avaient laisse des traces evidentes de leur passage. Ceci pouvait expliquer jusqu'a un certain point l'existence de cet ocean, a quarante lieues au-dessous de la surface du globe. Mais, suivant moi, cette masse d'eau devait se perdre peu a peu dans les entrailles de la terre, et elle provenait evidemment des eaux de l'Ocean, qui se firent jour a travers quelque fissure. Cependant il fallait admettre que cette fissure etait actuellement bouchee, car toute cette caverne, ou mieux, cet immense reservoir, se fut rempli dans un temps assez court. Peut-etre meme cette eau, ayant eu a lutter contre des feux souterrains, s'etait vaporisee en partie. De la l'explication des nuages suspendus sur notre tete et le degagement de cette electricite qui creait des tempetes a l'interieur du massif terrestre. Cette theorie des phenomenes dont nous avions ete temoins me paraissait satisfaisante; car, pour grandes que soient les merveilles de la nature, elles sont toujours explicables par des raisons physiques. Nous marchions donc sur une sorte de terrain sedimentaire forme par les eaux, comme tous les terrains de cette periode, si largement distribues a la surface du globe. Le professeur examinait attentivement chaque interstice de roche. Qu'une ouverture quelconque existat, et il devenait important pour lui d'en faire sonder la profondeur. Pendant un mille, nous avions cotoye les rivages de la mer Lidenbrock, quand le sol changea subitement d'aspect. Il paraissait bouleverse, convulsionne par un exhaussement violent des couches inferieures. En maint endroit, des enfoncements ou des soulevements attestaient une dislocation puissante du massif terrestre. Nous avancions difficilement sur ces cassures de granit, melangees de silex, de quartz et de depots alluvionnaires, lorsqu'un champ, plus qu'un champ, une plaine d'ossements apparut a nos regards. On eut dit un cimetiere immense, ou les generations de vingt siecles confondaient leur eternelle poussiere. De hautes extumescences de debris s'etageaient au loin. Elles ondulaient jusqu'aux limites de l'horizon et s'y perdaient dans une brume fondante. La, sur trois milles carres. peut-etre; s'accumulait toute la vie de l'histoire animale, a peine ecrite dans les terrains trop recents du monde habite. Cependant une impatiente curiosite nous entrainait. Nos pieds ecrasaient avec un bruit sec les restes de ces animaux antehistoriques, et ces fossiles dont les Museums des grandes cites se disputent les rares et interessants debris. L'existence de mille Cuvier n'aurait pas suffi a recomposer les squelettes des etres organiques couches dans ce magnifique ossuaire. J'etais stupefait. Mon oncle avait leve ses grands bras vers l'epaisse voute qui nous servait de ciel. Sa bouche ouverte demesurement, ses yeux fulgurants sous la lentille de ses lunettes, sa tete remuant de haut en bas, de gauche a droite, toute sa posture enfin denotait un etonnement sans borne. Il se trouvait devant une inappreciable collection de Leptotherium, de Mericotherium, de Mastodontes, de Protopitheques, de Pterodactyles, de tous les monstres antediluviens entasses la pour sa satisfaction personnelle. Qu'on se figure un bibliomane passionne transporte tout a coup dans cette fameuse bibliotheque d'Alexandrie brulee par Omar et qu'un miracle aurait fait renaitre de ses cendres! Tel etait mon oncle le professeur Lidenbrock. Mais ce fut un bien autre emerveillement, quand, courant a travers cette poussiere volcanique, il saisit un crane denude, et s'ecria d'une voix fremissante: <> XXXVIII Pour comprendre cette evocation faite par mon oncle a ces illustres savants francais, il faut savoir qu'un fait d'une haute importance en paleontologie s'etait produit quelque temps avant notre depart. Le 28 mars 1863, des terrassiers fouillant sous la direction de M. Boucher de Perthes les carrieres de Moulin-Quignon, pres Abbeville, dans le departement de la Somme, en France, trouverent une machoire humaine a quatorze pieds au-dessous de la superficie du sol. C'etait le premier fossile de cette espece ramene a la lumiere du grand jour. Pres de lui se rencontrerent des haches de pierre et des silex tailles, colores et revetus par le temps d'une patine uniforme. Le bruit de cette decouverte fut grand, non seulement en France, mais en Angleterre et en Allemagne. Plusieurs savants de l'Institut francais, entre autres MM. Milne-Edwards et de Quatrefages, prirent l'affaire a coeur, demontrerent l'incontestable authenticite de l'ossement en question, et se firent les plus ardents defenseurs de ce <>, suivant l'expression anglaise. Aux geologues du Royaume-Uni qui tinrent le fait pour certain, MM. Falconer, Busk, Carpenter, etc., se joignirent des savants de l'Allemagne, et parmi eux, au premier rang, le plus fougueux, le plus enthousiaste, mon oncle Lidenbrock. L'authenticite d'un fossile humain de l'epoque quaternaire semblait donc incontestablement demontree et admise. Ce systeme, il est vrai, avait eu un adversaire acharne dans M. Elie de Beaumont. Ce savant de si haute autorite soutenait que le terrain de Moulin-Quignon n'appartenait pas au <>, mais a une couche moins ancienne, et, d'accord en cela avec Cuvier, il n'admettait pas que l'espece humaine eut ete contemporaine des animaux de l'epoque quaternaire. Mon oncle Lidenbrock, de concert avec la grande majorite des geologues, avait tenu bon, dispute, discute, et M. Elie de Beaumont etait reste a peu pres seul de son parti. Nous connaissions tous ces details de l'affaire, mais nous ignorions que, depuis notre depart, la question avait fait des progres nouveaux. D'autres machoires identiques, quoique appartenant a des individus de types divers et de nations differentes, furent trouvees dans les terres meubles et grises de certaines grottes, en France, en Suisse, en Belgique, ainsi que des armes, des ustensiles, des outils, des ossements d'enfants, d'adolescents, d'hommes, de vieillards. L'existence de l'homme quaternaire s'affirmait donc chaque jour davantage. Et ce n'etait pas tout. Des debris nouveaux exhumes du terrain tertiaire pliocene avaient permis a des savants plus audacieux encore d'assigner une haute antiquite a la race humaine. Ces debris, il est vrai, n'etaient point des ossements de l'homme, mais seulement des objets de son industrie, des tibias, des femurs d'animaux fossiles, stries regulierement, sculptes pour ainsi dire, et qui portaient la marque d'un travail humain. Ainsi, d'un bond, l'homme remontait l'echelle des temps d'un grand nombre de siecles; il precedait le Mastodonde; il devenait le contemporain de <>; il avait cent mille ans d'existence, puisque c'est la date assignee par les geologues les plus renommes a la formation du terrain pliocene! Tel etait alors l'etat de la science paleontologique, et ce que nous en connaissions suffisait a expliquer notre attitude devant cet ossuaire de la mer Lidenbrock. On comprendra donc les stupefactions et les joies de mon oncle, surtout quand, vingt pas plus loin, il se trouva en presence, on peut dire face a face, avec un des specimens de l'homme quaternaire. C'etait un corps humain absolument reconnaissable. Un sol d'une nature particuliere, comme celui du cimetiere Saint-Michel, a Bordeaux, l'avait-il ainsi conserve pendant des siecles? je ne saurais le dire. Mais ca cadavre, la peau tendue et parcheminee, les membres encore moelleux,--a la vue du moins,--les dents intactes, la chevelure abondante, les ongles des doigts et des orteils d'une grandeur effrayante, se montrait a nos yeux tel qu'il avait vecu. J'etais muet devant cette apparition d'un autre age. Mon oncle, si loquace, si impetueusement discoureur d'habitude, se taisait aussi. Nous avions souleve ce corps. Nous l'avions redresse. Il nous regardait avec ses orbites caves. Nous palpions son torse sonore. Apres quelques instants de silence, l'oncle fut vaincu par le professeur. Otto Lidenbrock, emporte par son temperament, oublia les circonstances de notre voyage, le milieu ou nous etions, l'immense caverne qui nous contenait. Sans doute il se crut au Johannaeum, professant devant ses eleves, car il prit un ton doctoral, et s'adressant a un auditoire imaginaire: <> Ici reparut l'infirmite naturelle de mon oncle, qui en public ne pouvait pas prononcer les mots difficiles. <> reprit-il. Il ne pouvait aller plus loin. <<_Giganteo_...>> Impossible! Le mot malencontreux ne voulait pas sortir! On aurait bien ri au Johannaeum! <<_Gigantosteologie_,>> acheva de dire le professeur Lidenbrock entre deux jurons. Puis, continuant de plus belle, et s'animant: <> Je voulus bien ne pas contredire cette assertion. <> Ici, le professeur prit le cadavre fossile et le manoeuvra avec la dexterite d'un montreur de curiosites. <> 1. L'angle facial est forme par deux plans, l'un plus ou moins vertical qui est tangent au front et aux incisives, l'antre horizontal, qui passe par l'ouverture des conduits auditifs et l'epine nasale inferieure. On appelle prognathisme, en langue anthropologique, cette projection de la machoire qui modifie l'angle facial. Personne ne souriait, mais le professeur avait une telle habitude de voir les visages s'epanouir pendant ses savantes dissertations! <> Le professeur se tut, et j'eclatai en applaudissements unanimes. D'ailleurs mon oncle avait raison, et de plus savants que son neveu eussent ete fort empeches de le combattre. Autre indice. Ce corps fossilise n'etait pas le seul de l'immense ossuaire. D'autres corps se rencontraient a chaque pas que nous faisions dans cette poussiere, et mon oncle pouvait choisir le plus merveilleux de ces echantillons pour convaincre les incredules. En verite, c'etait un etonnant spectacle que celui de ces generations d'hommes et d'animaux confondus dans ce cimetiere. Mais une question grave se presentait, que nous n'osions resoudre. Ces etres animes avaient-ils glisse par une convulsion du sol vers les rivages de la mer Lidenbrock, alors qu'ils etaient deja reduits en poussiere? Ou plutot vecurent-ils ici, dans ce monde souterrain, sous ce ciel factice, naissant et mourant comme les habitants de la terre? Jusqu'ici, les monstres marins, les poissons seuls, nous etaient apparus vivants! Quelque homme de l'abime errait-il encore sur ces greves desertes? XXXIX Pendant une demi-heure encore, nos pieds foulerent ces couches d'ossements. Nous allions en avant, pousses par une ardente curiosite. Quelles autres merveilles renfermait cette caverne, quels tresors pour la science? Mon regard s'attendait a toutes les surprises, mon imagination a tous les etonnements. Les rivages de la mer avaient depuis longtemps disparu derriere les collines de l'ossuaire. L'imprudent professeur, s'inquietant peu de d'egarer, m'entrainait au loin. Nous avancions silencieusement, baignes dans les ondes electriques. Par un phenomene que je ne puis expliquer, et grace a sa diffusion, complete alors, la lumiere eclairait uniformement les diverses faces des objets. Son foyer n'existait plus en un point determine de l'espace et elle ne produisait aucun effet d'ombre. On aurait pu se croire en plein midi et on plein ete, au milieu des regions equatoriales, sous les rayons verticaux du soleil. Toute vapeur avait disparu. Les rochers, les montagnes lointaines, quelques masses confuses de forets eloignees, prenaient un etrange aspect sous l'egale distribution du fluide lumineux. Nous ressemblions a ce fantastique personnage d'Hoffmann qui a perdu son ombre. Apres une marche d'un mille, apparut la lisiere d'une foret immense, mais non plus un de ces bois de champignons qui avoisinaient Port-Grauben. C'etait la vegetation de l'epoque tertiaire dans toute sa magnificence. De grands palmiers, d'especes aujourd'hui disparues, de superbes palmacites, des pins, des ifs, des cypres, des thuyas, representaient la famille des coniferes, et se reliaient entre eux par un reseau de lianes inextricables. Un tapis de mousses et d'hepathiques revetait moelleusement le sol. Quelques ruisseaux murmuraient sous ces ombrages, peu dignes de ce nom, puisqu'ils ne produiraient pas d'ombre. Sur leurs bords croissaient des fougeres arborescentes semblables a celles des serres chaudes du globe habite. Seulement, la couleur manquait a ces arbres, a ces arbustes, a ces plantes, prives de la vivifiante chaleur du soleil. Tout se confondait dans une teinte uniforme, brunatre et comme passee. Les feuilles etaient depourvues de leur verdeur, et les fleurs elles-memes, si nombreuses a cette epoque tertiaire qui les vit naitre, alors sans couleurs et sans parfums, semblaient faites d'un papier decolore sous l'action de l'atmosphere. Mon oncle Lidenbrock s'aventura sous ces gigantesques taillis. Je le suivis, non sans une certaine apprehension. Puisque la nature avait fait la les frais d'une alimentation vegetale, pourquoi les redoutables mammiferes ne s'y rencontreraient-ils pas? J'apercevais dans ces larges clairieres que laissaient les arbres abattus et ronges par le temps, des legumineuses, des acerines, des rubiacees, et mille arbrisseaux comestibles, chers aux ruminants de toutes les periodes. Puis apparaissaient, confondus et entremeles, les arbres des contrees si differentes de la surface du globe, le chene croissant pres du palmier, l'eucalyptus australien s'appuyant au sapin de la Norwege, le bouleau du Nord confondant ses branches avec les branches du kauris zelandais. C'etait a confondre la raison des classificateurs les plus ingenieux de la botanique terrestre. Soudain je m'arretai, De la main, je retins mon oncle. La lumiere diffuse permettait d'apercevoir les moindres objets dans la profondeur des taillis. J'avais cru voir... non? reellement, de mes yeux, je voyais des formes immenses s'agiter sous les arbres! En effet, c'etaient des animaux gigantesques, tout un troupeau de Mastodontes, non plus fossiles, mais vivants, et semblables a ceux dont les restes furent decouverts en 1801 dans les marais de l'Ohio! J'apercevais ces grands elephants dont les trompes grouillaient sous les arbres comme une legion de serpents. J'entendais le bruit de leurs longues defenses dont l'ivoire taraudait les vieux troncs. Les branches craquaient, et les feuilles arrachees par masses considerables s'engouffraient dans la vaste gueule de ces monstres. Ce reve, ou j'avais vu renaitre tout ce monde des temps antehistoriques, des epoques ternaire et quaternaire, se realisait donc enfin! Et nous etions la, seuls, dans les entrailles du globe, a la merci de ses farouches habitants! Mon oncle regardait. <> Je regardai, haussant les epaules, et decide a pousser l'incredulite jusqu'a ses dernieres limites. Mais, quoique j'en eus, il fallut bien me rendre a l'evidence. En effet, a moins d'un quart de mille, appuye au tronc d'un kauris enorme, un etre humain, un Protee de ces contrees souterraines, un nouveau fils de Neptune, gardait cet innombrable troupeau de Mastodontes! _Immanis pecoris custos, immanior ipse!_ Oui! _immanior ipse!_ Ce n'etait plus l'etre fossile dont nous avions releve le cadavre dans l'ossuaire, c'etait un geant capable de commander a ces monstres. Sa taille depassait douze pieds. Sa tete grosse comme la tete d'un buffle, disparaissait dans les broussailles d'une chevelure inculte. On eut dit une veritable criniere, semblable a celle de l'elephant des premiers ages. Il brandissait de la main une branche enorme, digne houlette de ce berger antediluvien. Nous etions restes immobiles, stupefaits. Mais nous pouvions etre apercus. Il fallait fuir. <> fit mon oncle en secouant la tete. Puis il examina l'arme avec attention. <> Le professeur s'animait, suivant son habitude, en se laissant emporter par son imagination. <> Et, prodigieusement interesses, nous voila longeant la haute muraille, interrogeant les moindres fissures qui pouvaient se changer en galerie. Nous arrivames ainsi a un endroit ou le rivage se resserrait. La mer venait presque baigner le pied des contre-forts, laissant un passage large d'une toise au plus. Entre deux avancees de roc, on apercevait l'entree d'un tunnel obscur. La, sur une plaque de granit, apparaissaient deux lettres mysterieuses a demi rongees, les deux initiales du hardi et fantastique voyageur: * _D0_ * _BC_ * <> XL Depuis le commencement du voyage, j'avais passe par bien des etonnements; je devais me croire a l'abri des surprises et blase sur tout emerveillement. Cependant, a la vue de ces deux lettres gravees la depuis trois cents ans, je demeurai dans un ebahissement voisin de la stupidite. Non seulement la signature du savant alchimiste se lisait sur le roc, mais encore le stylet qui l'avait tracee etait entre mes mains. A moins d'etre d'une insigne mauvaise foi, je ne pouvais plus mettre en doute l'existence du voyageur et la realite de son voyage. Pendant que ces reflexions tourbillonnaient dans ma tete, le professeur Lidenbrock se laissait aller a un acces un peu dithyrambique a l'endroit d'Arne Saknussemm. <> Voila ce que j'entendis, ou a peu pres, et je me sentis gagne par l'enthousiasme que respiraient ces paroles. Un feu interieur se ranima dans ma poitrine! J'oubliai tout, et les dangers du voyage, et les perils du retour. Ce qu'un autre avait fait, je voulais le faire aussi, et rien de ce qui etait humain ne me paraissait impossible! <> m'ecriai-je. Je m'elancais deja vers la sombre galerie, quand le professeur m'arreta, et lui, l'homme des emportements, il me conseilla la patience et le sang-froid. <> J'obeis a cet ordre, non sans peine, et je me glissai rapidement au milieu des roches du rivage. <> Ces discours insenses duraient encore quand nous rejoignimes le chasseur. Tout etait prepare pour un depart immediat; pas un colis qui ne fut embarque; noua primes place sur le radeau, et la voile hissee, Hans se dirigea en suivant la cote vers le cap Saknussemm. Le vent n'etait pas favorable a un genre d'embarcation qui ne pouvait tenir le plus pres. Aussi, en maint endroit, il fallut avancer a l'aide des batons ferres. Souvent les rochers, allonges a fleur d'eau, nous forcerent de faire des detours assez longs. Enfin, apres trois heures de navigation, c'est-a-dire vers six heures du soir, on atteignait un endroit propice au debarquement. Je sautai a terre, suivi de mon oncle et de l'Islandais. Cette traversee ne m'avait pas calme. Au contraire, je proposai meme de bruler <>, afin de nous couper toute retraite. Mais mon oncle s'y opposa. Je le trouvai singulierement tiede. <> Mon oncle mit son appareil de Ruhmkorff en activite; le radeau, attache au rivage, fut laisse seul; d'ailleurs, l'ouverture de la galerie n'etait pas a vingt pas de la, et notre petite troupe, moi en tete, s'y rendit sans retard. L'orifice, a peu pres circulaire, presentait un diametre de cinq pieds environ; le sombre tunnel etait taille dans le roc vif et soigneusement alese par les matieres eruptives auxquelles il donnait autrefois passage; sa partie inferieure affleurait le sol, de telle facon que l'on put y penetrer sans aucune difficulte. Nous suivions un plan presque horizontal, quand, au bout de six pas, notre marche fut interrompue par l'interposition d'un bloc enorme. <> m'ecriai-je avec colere, en me voyant subitement arrete par un obstacle infranchissable. Nous eumes beau chercher a droite et a gauche, en bas et en haut, il n'existait aucun passage, aucune bifurcation. J'eprouvai un vif desappointement, et je ne voulais pas admettre la realite de l'obstacle. Je me baissai. Je regardai au-dessous du bloc. Nul interstice. Au-dessus. Meme barriere de granit. Hans porta la lumiere de la lampe sur tous les points de la paroi; mais celle-ci n'offrait aucune solution de continuite. Il fallait renoncer a tout espoir de passer. Je m'etais assis sur le sol; mon oncle arpentait le couloir a grands pas. <> Voila comment je parlais! L'ame du professeur avait passe tout entiere en moi. Le genie des decouvertes m'inspirait. J'oubliais le passe, je dedaignais l'avenir. Rien n'existait plus pour moi a la surface de ce spheroide au sein duquel je m'etais engouffre, ni les villes, ni les campagnes, ni Hambourg, ni Konig-strasse, ni ma pauvre Grauben, qui devait me croire a jamais perdu dans les entrailles de la terre. <> s'ecria mon oncle. L'Islandais retourna au radeau, et revint bientot avec un pic dont il se servit pour creuser un fourneau de mine. Ce n'etait pas un mince travail. Il s'agissait de faire un trou assez considerable pour contenir cinquante livres de fulmicoton, dont la puissance expansive est quatre fois plus grande que celle de la poudre a canon. J'etais dans une prodigieuse surexcitation d'esprit. Pendant que Hans travaillait, j'aidai activement mon oncle a preparer une longue meche faite avec de la poudre mouillee et renfermee dans un boyau de toile. <> repetait mon oncle. A minuit, notre travail de mineurs fut entierement termine; la charge de fulmi-coton se trouvait enfouie dans le fourneau, et la meche, se deroulant a travers la galerie, venait aboutir au dehors. Une etincelle suffisait maintenant pour mettre ce formidable engin en activite. <> dit le professeur. Il fallut bien me resigner et attendre encore pendant six grandes heures! XLI Le lendemain, jeudi, 27 aout, fut une date celebre de ce voyage subterrestre. Elle ne me revient pas a l'esprit sans que l'epouvante ne fasse encore battre mon coeur, A partir de ce moment, notre raison, notre jugement, notre ingeniosite, n'ont plus voix au chapitre, et nous allons devenir le jouet des phenomenes de la terre. A six heures, nous etions sur pied. Le moment approchait de nous frayer par la poudre un passage a travers l'ecorce de granit. Je sollicitai l'honneur de mettre le feu a la mine. Cela fait, je devais rejoindre mes compagnons sur le radeau qui n'avait point ete decharge; puis nous prendrions au large, afin de parer aux dangers de l'explosion, dont les effets pouvaient ne pas se concentrer a l'interieur du massif. La meche devait bruler pondant dix minutes, selon nos calculs, avant de porter le feu a la chambre des poudres. J'avais donc le temps necessaire pour regagner le radeau. Je me preparai a remplir mon role, non sans une certaine emotion. Apres un repas rapide, mon oncle et le chasseur s'embarquerent, tandis que je restais sur le rivage. J'etais muni d'une lanterne allumee qui devait me servir a mettre le fou a la moche. <> Aussitot je me dirigeai vers l'orifice de la galerie, j'ouvris ma lanterne, et je saisis l'extremite de la meche. Le professeur tenait son chronometre a la main. <> Je plongeai rapidement dans la flamme la meche, qui petilla a son contact, et, tout en courant, je revins au rivage. <> Hans, d'une vigoureuse poussee, nous rejeta en mer. Le radeau s'eloigna d'une vingtaine de toises. C'etait un moment palpitant, Le professeur suivait de l'oeil l'aiguille du chronometre. <> Mon pouls battait des demi-secondes. <> Que se passa-t-il alors? Le bruit de la detonation, je crois que je ne l'entendis pas. Mais la forme des rochers se modifia subitement a mes regards; ils s'ouvrirent comme un rideau. J'apercus un insondable abime qui se creusait en plein rivage. La mer, prise de vertige, ne fut plus qu'une vague enorme, sur le dos de laquelle le radeau s'eleva perpendiculairement. Nous fumes renverses tous les trois. En moins d'une seconde, la lumiere fit place a la plus profonde obscurite. Puis je sentis l'appui solide manquer, non a mes pieds, mais au radeau. Je crus qu'il coulait a pic. Il n'en etait rien. J'aurais voulu adresser la parole a mon oncle; mais le mugissement des eaux, l'eut empeche de m'entendre. Malgre les tenebres, le bruit, la surprise, l'emotion, je compris ce qui venait de se passer. Au dela du roc qui venait de sauter, il existait un abime. L'explosion avait determine une sorte de tremblement de terre dans ce sol coupe de fissures, le gouffre s'etait ouvert, et la mer, changee en torrent, nous y entrainait avec elle Je me sentis perdu. Une heure, deux heures, que sais-je! se passerent ainsi. Nous nous serrions les coudes, nous nous tenions les mains afin de n'etre pas precipites hors du radeau; des chocs d'une extreme violence se produisaient, quand il heurtait la muraille. Cependant ces heurts etaient rares, d'ou je conclus que la galerie s'elargissait considerablement. C'etait, a n'en pas douter, le chemin de Saknussemm; mais, au lieu de le descendre seul, nous avions, par notre imprudence, entraine toute une mer avec nous. Ces idees, on le comprend, se presenterent a mon esprit sous une forme vague et obscure. Je les associais difficilement pendant cette course vertigineuse qui ressemblait a une chute. A en juger par l'air qui me fouettait le visage, elle devait surpasser celle des trains les plus rapides. Allumer une torche dans ces conditions etait donc impossible, et notre dernier appareil electrique avait ete brise au moment de l'explosion. Je fus donc fort surpris de voir une lumiere, briller tout a coup pres de moi. La figure calme de Hans s'eclaira. L'adroit chasseur etait parvenu a allumer la lanterne, et, bien que sa flamme vacillat a s'eteindre, elle jeta quelques lueurs dans l'epouvantable obscurite. La galerie etait large. J'avais eu raison de la juger telle. Notre insuffisante lumiere ne nous permettait pas d'apercevoir ses deux murailles a la fois. La pente des eaux qui nous emportaient depassait celle des plus insurmontables rapides de l'Amerique; leur surface semblait faite d'un faisceau de fleches liquides decochees avec une extreme puissance. Je ne puis rendre mon impression par une comparaison plus juste. Le radeau, pris par certains remous, filait parfois en tournoyant Lorsqu'il s'approchait des parois de la galerie, j'y projetais la lumiere de la lanterne, et je pouvais juger de sa vitesse a voir les saillies du roc se changer en traits continus, de telle sorte que nous etions enserres dans un reseau de lignes mouvantes. J'estimai que notre vitesse devait atteindre trente lieues a l'heure. Mon oncle et moi, nous regardions d'un oeil hagard, accotes au troncon du mat, qui, au moment de la catastrophe, s'etait rompu net. Nous tournions le dos a l'air, afin de ne pas etre etouffes par la rapidite d'un mouvement que nulle puissance humaine ne pouvait enrayer. Cependant les heures s'ecoulerent. La situation ne changeait pas, mais un incident vint la compliquer. En cherchant a mettre un peu d'ordre dans la cargaison, je vis que la plus grande partie des objets embarques avaient disparu au moment de l'explosion, lorsque la mer nous assaillit si violemment! Je voulus savoir exactement a quoi m'en tenir sur nos ressources, et, la lanterne a la main, je commencai mes recherches. De nos instruments, il ne restait plus que la boussole et le chronometre. Les echelles et les cordes se reduisaient a un bout de cable enroule autour du troncon de mat. Pas une pioche, pas un pic, pas un marteau, et, malheur irreparable, nous n'avions pas de vivres pour un jour! Je me mis a fouiller les interstices du radeau, les moindres coins formes par les poutres et la jointure des planches. Rien! nos provisions consistaient uniquement en un morceau de viande seche et quelques biscuits. Je regardais d'un air stupide! Je ne voulais pas comprendre! Et cependant de quel danger me preoccupais-je? Quand les vivres eussent ete suffisants pour des mois, pour des annees, comment sortir des abimes ou nous entrainait cet irresistible torrent? A quoi bon craindre les tortures de la faim, quand la mort s'offrait deja sous tant d'autres formes? Mourir d'inanition, est-ce que nous en aurions le temps? Pourtant, par une inexplicable bizarrerie de l'imagination, j'oubliai le peril immediat pour les menaces de l'avenir qui m'apparurent dans toute leur horreur. D'ailleurs, peut-etre pourrions-nous echapper aux fureurs du torrent et revenir a la surface du globe. Comment? je l'ignore. Ou? Qu'importe! Une chance sur mille est toujours une chance, tandis que la mort par la faim ne nous laissait d'espoir dans aucune proportion, si petite qu'elle fut. La pensee me vint de tout dire a mon oncle, de lui montrer a quel denument nous etions reduits, et de faire l'exact calcul du temps qui nous restait a vivre. Mais j'eus le courage de me taire. Je voulais lui laisser tout son sang-froid. En ce moment, la lumiere de la lanterne baissa peu a peu et s'eteignit entierement. La meche avait brule jusqu'au bout. L'obscurite redevint absolue. Il ne fallait plus songer a dissiper ces impenetrables tenebres. Il restait encore une torche, mais elle n'aurait pu se maintenir allumee. Alors, comme un enfant, je fermai les yeux pour ne pas voir toute cette obscurite. Apres un laps de temps assez long, la vitesse de notre course redoubla. Je m'en apercus a la reverberation de l'air sur mon visage. La pente des eaux devenait excessive. Je crois veritablement que nous ne glissions plus. Nous tombions. J'avais en moi l'impression d'une chute presque verticale. La main de mon oncle et celle de Hans, cramponnees a mes bras, me retenaient avec vigueur. Tout a coup, apres un temps inappreciable, je ressentis comme un choc; le radeau n'avait pas heurte un corps dur, mais il s'etait subitement arrete dans sa chute. Une trombe d'eau, une immense colonne liquide s'abattit a sa surface. Je fus suffoque. Je me noyais. Cependant, cette inondation soudaine ne dura pas. En quelques secondes je me trouvai a l'air libre que j'aspirai a pleins poumons. Mon oncle et Hans me serraient le bras a le briser, et le radeau nous portait encore tous les trois. XLII Je suppose qu'il devait etre alors dix heures du soir. Le premier de mes sens qui fonctionna apres ce dernier assaut fut le sens de l'ouie. J'entendis presque aussitot, car ce fut acte d'audition veritable, j'entendis le silence se faire dans la galerie, et succeder a ces mugissements qui, depuis de longues heures, remplissaient mes oreilles. Enfin ces paroles de mon oncle m'arriverent comme un murmure: <> J'etendis le bras; je touchai la muraille; ma main fut mise en sang. Nous remontions avec une extreme rapidite. <> s'ecria le professeur. Hans, non sans difficultes, parvint a l'allumer, et, bien que la flamme se rabattit de haut en bas, par suite du mouvement ascensionnel, elle jeta assez de clarte pour eclairer toute la scene. <> A ces mots, je regardai mon oncle d'un oeil hagard. Ce que je n'avais pas voulu avouer, il fallait enfin le dire; <> Le professeur ajouta quelques mots en danois. Hans secoua la tete. <> Mon oncle me regardait sans vouloir comprendre mes paroles. <> Ma demande n'obtint aucune reponse. Une heure se passa. Je commencais a eprouver une faim violente. Mes compagnons souffraient aussi, et pas un de nous n'osait toucher a ce miserable reste d'aliments. Cependant nous montions toujours avec rapidite; parfois l'air nous coupait la respiration comme aux aeronautes dont l'ascension est trop rapide. Mais si ceux-ci eprouvent un froid proportionnel a mesure qu'ils s'elevent dans les couches atmospheriques, nous subissions un effet absolument contraire. La chaleur s'accroissait d'une inquietante facon et devait certainement atteindre quarante degres. Que signifiait un pareil changement? Jusqu'alors les faits avaient donne raison aux theories de Davy et de Lidenbrock; jusqu'alors des conditions particulieres de roches refractaires, d'electricite, de magnetisme avaient modifie les lois generales de la nature, en nous faisant une temperature moderee, car la theorie du feu central restait, a mes yeux, la seule vraie, la seule explicable. Allions-nous donc revenir a un milieu ou ces phenomenes s'accomplissaient dans toute leur rigueur et dans lequel la chaleur reduisait les roches a un complet etat de fusion? Je le craignais, et je dis au professeur: <> Il se contenta de hausser les epaules et retomba dans ses reflexions. Une heure s'ecoula. Et, sauf un leger accroissement dans la temperature, aucun incident ne modifia la situation. Enfin mon oncle rompit le silence. <> Quelles paroles! L'homme qui les prononcait en de pareilles circonstances etait certainement d'une trempe peu commune. <> m'ecriai-je. Mon oncle prit le morceau de viande et les quelques biscuits echappes au naufrage; il fit trois portions egales et les distribua. Cela faisait environ une livre d'aliments pour chacun. Le professeur mangea avidement, avec une sorte d'emportement febrile; moi, sans plaisir, malgre ma faim, et presque avec degout; Hans, tranquillement, moderement, machant sans bruit de petites bouchees et les savourant avec le calme d'un homme que les soucis de l'avenir ne pouvaient inquieter. Il avait, en furetant bien, retrouve une gourde a demi pleine de genievre; il nous l'offrit, et cette bienfaisante liqueur eut la force de me ranimer un peu. <> riposta mon oncle. J'avais repris quelque espoir. Mais notre dernier repas venait d'etre acheve. Il etait alors cinq heures du matin. L'homme est ainsi fait, que sa sante est un effet purement negatif; une fois le besoin de manger satisfait, on se figure difficilement les horreurs de la faim; il faut les eprouver, pour les comprendre. Aussi, au sortir d'un long jeune, quelques bouchees de biscuit et de viande triompherent de nos douleurs passees. Cependant, apres ce repas, chacun se laissa aller a ses reflexions. A quoi songeait Hans, cet homme de l'extreme Occident, que dominait la resignation fataliste des Orientaux? Pour mon compte, mes pensees n'etaient faites que de souvenirs, et ceux-ci me ramenaient a la surface de ce globe que je n'aurais jamais du quitter. La maison de Konig-strasse, ma pauvre Grauben, la bonne Marthe, passerent comme des visions devant mes yeux, et, dans les grondements lugubres qui couraient a travers le massif, je croyais surprendre le bruit des cites de la terre. Pour mon oncle, <>, la torche a la main, il examinait avec attention la nature des terrains; il cherchait a reconnaitre sa situation par l'observation des couches superposees. Ce calcul, ou mieux cette estime, ne pouvait etre que fort approximative; mais un savant est toujours un savant, quand il parvient a conserver son sang-froid, et certes, le professeur Lidenbrock possedait cette qualite a un degre peu ordinaire. Je l'entendais murmurer des mots de la science geologique; je les comprenais, et je m'interessais malgre moi a cette etude supreme. <> Qui sait? Il esperait toujours. De sa main il tatait la paroi verticale, et, quelques instants plus tard, il reprenait ainsi: <> Que voulait dire le professeur? Pouvait-il mesurer l'epaisseur de l'ecorce terrestre suspendue sur notre tete? Possedait-il un moyen quelconque de faire ce calcul? Non. Le manometre lui manquait, et nulle estime ne pouvait le suppleer. Cependant la temperature s'accroissait dans une forte proportion et je me sentais baigne au milieu d'une atmosphere brulante. Je ne pouvais la comparer qu'a la chaleur renvoyee par les fourneaux d'une fonderie a l'heure des coulees. Peu a peu, Hans, mon oncle et moi, nous avions du quitter nos vestes et nos gilets; le moindre vetement devenait une cause de malaise, pour ne pas dire de souffrances. <> Au moment ou je prononcai ces paroles, ma main ayant effleure l'eau, je dus la retirer au plus vite. <> m'ecriai-je. Le professeur, cette fois, ne repondit que par un geste de colere. Alors, une invincible epouvante s'empara de mon cerveau et ne le quitta plus. J'avais le sentiment d'une catastrophe prochaine, et telle que la plus audacieuse imagination n'aurait pu la concevoir. Une idee, d'abord vague, incertaine, se changeait en certitude dans mon esprit. Je la repoussai, mais elle revint avec obstination. Je n'osais la formuler. Cependant quelques observations involontaires determinerent ma conviction; a la lueur douteuse de la torche, je remarquai des mouvements desordonnes dans les couches granitiques; un phenomene allait evidemment se produire, dans lequel l'electricite jouait un role; puis cette chaleur excessive, cette eau bouillonnante!... Je resolus d'observer la boussole. Elle etait affolee! XLIII Oui, affolee! L'aiguille sautait d'un pole a l'autre avec de brusques secousses, parcourait tous les points du cadran, et tournait, comme si elle eut ete prise de vertige. Je savais bien que, d'apres les theories les plus acceptees, l'ecorce minerale du globe, n'est jamais dans un etat de repos absolu; les modifications amenees par la decomposition des matieres internes, l'agitation provenant des grands courants liquides, l'action du magnetisme, tendent a l'ebranler incessamment, alors meme que les etres dissemines a sa surface ne soupconnent pas son agitation. Ce phenomene ne m'aurait donc pas autrement effraye, ou du moins il n'eut pas fait naitre dans mon esprit une idee terrible. Mais d'autres faits, certains details _sui generis_, ne purent me tromper plus longtemps; les detonations se multipliaient avec une effrayante intensite; je ne pouvais les comparer qu'au bruit que feraient un grand nombre de chariots entraines rapidement sur le pave. C'etait un tonnerre continu. Puis, la boussole affolee, secouee par les phenomenes electriques, me confirmait dans mon opinion; l'ecorce minerale menacait de se rompre, les massifs granitiques de se rejoindre, la fissure de se combler, le vide de se remplir, et nous, pauvres atomes, nous allions etre ecrases dans cette formidable etreinte. <> Mon oncle secoua doucement la tete <> De plus heureux! Mon oncle etait-il donc devenu fou? Que signifiaient ces paroles? pourquoi ce calme et ce sourire? <> Je passe rapidement sur les mille idees qui se croiserent dans mon cerveau. Mon oncle avait raison, absolument raison, et jamais il ne me parut ni plus audacieux ni plus convaincu qu'en ce moment, ou il attendait et supputait avec calme les chances d'une eruption. Cependant nous montions toujours; la nuit se passa dans ce mouvement ascensionnel; les fracas environnants redoublaient; j'etais presque suffoque, je croyais toucher a ma derniere heure, et, pourtant, l'imagination est si bizarre, que je me livrai a une recherche veritablement enfantine. Mais je subissais mes pensees, je ne les dominais pas! Il etait evident que nous etions rejetes par une poussee eruptive; sous le radeau, il y avait des eaux bouillonnantes, et sous ces eaux toute une pate de lave, un agregat de roches qui, au sommet du cratere, se disperseraient en tous les sens. Nous etions donc dans la cheminee d'un volcan. Pas de doute a cet egard. Mais cette fois, au lieu du Sneffels, volcan eteint, il s'agissait d'un volcan en pleine activite. Je me demandai donc quelle pouvait etre cette montagne et dans quelle partie du monde nous allions etre expulses. Dans les regions septentrionales, cela ne faisait aucun doute. Avant ses affolements, la boussole n'avait jamais varie a cet egard. Depuis le cap Saknussemm, nous avions ete entraines directement au nord pendant des centaines de lieues. Or, etions-nous revenus sous l'Islande? Devions-nous etre rejetes par le cratere de l'Hecla ou par ceux des sept autres monts ignivomes de l'ile? Dans un rayon de 500 lieues, a l'ouest, je ne voyais sous ce parallele que les volcans mal connus de la cote nord-ouest de l'Amerique. Dans l'est un seul existait sous le quatre-vingtieme degre de latitude, l'Esk, dans l'ile de Jean Mayen, non loin du Spitzberg! Certes, les crateres ne manquaient pas, et ils se trouvaient assez spacieux pour vomir une armee tout entiere! Mais lequel nous servirait d'issue, c'est ce que je cherchais a deviner. Vers le matin, le mouvement d'ascension s'accelera. Si la chaleur s'accrut, au lieu de diminuer, aux approches de la surface du globe, c'est quelle etait toute locale et due a une influence volcanique. Notre genre de locomotion ne pouvait plus me laisser aucun doute dans l'esprit; une force enorme, une force de plusieurs centaines d'atmospheres, produite par les vapeurs accumulees dans le sein de la terre, nous poussait irresistiblement. Mais a quels dangers innombrables elle nous exposait! Bientot des reflets fauves penetrerent dans la galerie verticale qui s'elargissait; j'apercevais a droite et a gauche des couloirs profonds semblables a d'immenses tunnels d'ou s'echappaient des vapeurs epaisses; des langues de flammes en lechaient les parois en petillant. <> La colonne liquide avait effectivement disparu pour faire place a des matieres eruptives assez denses, quoique bouillonnantes. La temperature devenait insoutenable, et un thermometre expose dans cette atmosphere eut marque plus de soixante-dix degres! La sueur m'inondait. Sans la rapidite de l'ascension, nous aurions ete certainement etouffes. Cependant le professeur ne donna pas suite a sa proposition d'abandonner le radeau, et il fit bien. Ces quelques poutres mal jointes offraient une surface solide, un point d'appui qui nous eut manque partout ailleurs. Vers huit heures du matin, un nouvel incident se produisit pour la premiere fois. Le mouvement ascensionnel cessa tout a coup. Le radeau demeura absolument immobile. <> Je me levai. J'essayai de voir autour de moi. Peut-etre le radeau, arrete par une saillie de roc, opposait-il une resistance momentanee a la masse eruptive. Dans ce cas, il fallait se hater de le degager au plus vite. Il n'en etait rien. La colonne de cendres, de scories et de debris pierreux avait elle-meme cesse de monter. <> Le professeur, en parlant ainsi, ne cessait de consulter son chronometre, et il devait avoir encore raison dans ses pronostics. Bientot le radeau fut repris d'un mouvement rapide et desordonne qui dura deux minutes a peu pres, et il s'arreta de nouveau. <> Rien n'etait plus vrai. A la minute assignee, nous fumes lances de nouveau avec une extreme rapidite; il fallait se cramponner aux poutres pour ne pas etre rejete hors du radeau. Puis la poussee s'arreta. Depuis, j'ai reflechi a ce singulier phenomene sans en trouver une explication satisfaisante. Toutefois il me parait evident que nous n'occupions pas la cheminee principale du volcan, mais bien un conduit accessoire, ou se faisait sentir un effet de contre-coup. Combien de fois se reproduisit cette manoeuvre, je ne saurais le dire; tout ce que je puis affirmer, c'est qu'a chaque reprise du mouvement, nous etions lances avec une force croissante et comme emportes par un veritable projectile. Pendant les instants de halte, on etouffait; pendant les moments de projection, l'air brulant me coupait la respiration. Je pensai un instant a cette volupte de me retrouver subitement dans les regions hyperboreennes par un froid de trente degres au-dessous de zero. Mon imagination surexcitee se promenait sur les plaines de neige des contrees arctiques, et j'aspirais au moment ou je me roulerais sur les tapis glaces du pole! Peu a peu, d'ailleurs, ma tete, brisee par ces secousses reiterees, se perdit. Sans les bras de Hans, plus d'une fois je me serais brise le crane contre la paroi de granit. Je n'ai donc conserve aucun souvenir precis de ce qui se passa pendant les heures suivantes. J'ai le sentiment confus de detonations continues, de l'agitation du massif, d'un mouvement giratoire dont fut pris, le radeau. Il ondula sur des flots de laves, au milieu d'une pluie de cendres. Les flammes ronflantes l'envelopperent. Un ouragan qu'on eut dit chasse d'un ventilateur immense activait les feux souterrains. Une derniere fois, la figure de Hans m'apparut dans un reflet d'incendie, et je n'eus plus d'autre sentiment que cette epouvante sinistre des condamnes attaches a la bouche d'un canon, au moment ou le coup part et disperse leurs membres dans les airs. XLIV Quand je rouvris les yeux, je me sentis serre a la ceinture par la main vigoureuse du guide. De l'autre main il soutenait mon oncle. Je n'etais pas blesse grievement, mais brise plutot par une courbature generale. Je me vis couche sur le versant d'une montagne, a deux pas d'un gouffre dans lequel le moindre mouvement m'eut precipite. Hans m'avait sauve de la mort, pendant que je roulais sur les flancs du cratere. <> demanda mon oncle, qui me parut fort irrite d'etre revenu sur terre. Le chasseur leva les epaules en signe d'ignorance. <> repondis Hans. --Comment! non! s'ecria le professeur. --Hans se trompe,>> dis-je en me soulevant. Apres les surprises innombrables de ce voyage, une stupefaction nous etait encore reservee. Je m'attendais a voir un cone couvert de neiges eternelles, au milieu des arides deserts des regions septentrionales, sous les pales rayons d'un ciel polaire, au dela des latitudes les plus elevees, et, contrairement a toutes ces previsions, mon oncle, l'Islandais et moi, nous etions etendus a mi-flanc d'une montagne calcinee par les ardeurs du soleil qui nous devorait de ses feux. Je ne voulais pas en croire mes regards; mais la reelle cuisson dont mon corps etait l'objet ne permettait aucun doute. Nous etions sortis a demi nus du cratere, et l'astre radieux, auquel nous n'avions rien demande depuis deux mois, se montrait a notre egard prodigue de lumiere et de chaleur et nous versait a flots une splendide irradiation. Quand mes yeux furent accoutumes a cet eclat dont ils avaient perdu l'habitude, je les employai a rectifier les erreurs de mon imagination. Pour le moins, je voulais etre au Spitzberg, et je n'etais pas d'humeur a en demordre aisement. Le professeur avait le premier pris la parole, et dit: <> Au-dessus de notre tete, a cinq cents pieds au plus, s'ouvrait le cratere d'un volcan par lequel s'echappait, de quart d'heure en quart d'heure, avec une tres forte detonation, une haute colonne de flammes, melee de pierres ponces, de cendres et de laves. Je sentais les convulsions de la montagne qui respirait a la facon des baleines, et rejetait de temps a autre le feu et l'air par ses enormes events. Au-dessous, et par une pente assez roide, les nappes de matieres eruptives s'etendaient a une profondeur de sept a huit cents pieds, ce qui ne donnait pas au volcan une hauteur de cent toises. Sa base disparaissait dans une veritable corbeille d'arbres verts; parmi lesquels je distinguai des oliviers, des figuiers et des vignes chargees de grappes vermeilles. Ce n'etait point l'aspect des regions arctiques, il fallait bien en convenir. Lorsque le regard franchissait cette verdoyante enceinte, il arrivait rapidement a se perdre dans les eaux d'une mer admirable ou d'un lac, qui faisait de cette terre enchantee une ile large de quelques lieues, a peine. Au levant, se voyait un petit port precede de quelques maisons, et dans lequel des navires d'une forme particuliere se balancaient aux ondulations des flots bleus. Au dela, des groupes d'ilots sortaient de la plaine liquide, et si nombreux, qu'ils ressemblaient a une vaste fourmiliere. Vers le couchant, des cotes eloignees s'arrondissaient a l'horizon sur les unes se profilaient des montagnes bleues d'une harmonieuse conformation; sur les autres, plus lointaines, apparaissait un cone prodigieusement eleve au sommet duquel s'agitait un panache de fumee. Dans le nord, une immense etendue d'eau etincelait sous les rayons solaires, laissant poindre ca et la l'extremite d'une mature ou la convexite d'une voile gonflee au vent. L'imprevu d'un pareil spectacle en centuplait encore les merveilleuses beautes, <> repetais-je a mi-voix. Hans fermait les yeux avec indifference, et mon oncle regardait sans comprendre. <> Decidement le professeur n'etait point un esprit contemplatif. Pour mon compte, oubliant le besoin et les fatigues, je serais reste a cette place pendant de longues heures encore, mais il fallut suivre mes compagnons. Le talus du volcan offrait des pentes tres raides; nous glissions dans de veritables fondrieres de cendres, evitant les ruisseaux de lave qui s'allongeaient comme des serpents de feu. Tout en descendant, je causais avec volubilite, car mon imagination etait trop remplie pour ne point s'en aller en paroles. <> II y avait la un fait inexplicable. Je ne savais qu'imaginer. Cependant nous nous rapprochions de cette verdure qui faisait plaisir a voir. La faim me tourmentait et la soif aussi. Heureusement, apres deux heures de marche, une jolie campagne s'offrit a nos regards, entierement couverte d'oliviers, de grenadiers et de vignes qui avaient l'air d'appartenir a tout le monde. D'ailleurs, dans notre denument, nous n'etions point gens a y regarder de si pres. Quelle jouissance ce fut de presser ces fruits savoureux sur nos levres et de mordre a pleines grappes dans ces vignes vermeilles! Non loin, dans l'herbe, a l'ombre delicieuse des arbres, je decouvris une source d'eau fraiche, ou notre figure et nos mains se plongerent voluptueusement. Pendant que chacun s'abandonnait ainsi a toutes les douceurs du repos, un enfant apparut entre deux touffes d'oliviers. <> C'etait une espece de petit pauvre, tres miserablement vetu, assez souffreteux, et que notre aspect parut effrayer beaucoup; en effet, demi-nus, avec nos barbes incultes, nous avions fort mauvaise mine, et, a moins que ce pays ne fut un pays de voleurs, nous etions faite de maniere a effrayer ses habitants. Au moment ou le gamin allait prendre la fuite, Hans courut apres lui et le ramena, malgre ses cris et ses coups de pied. Mon oncle commenca par le rassurer de son mieux et lui dit en bon allemand: <> L'enfant ne repondit pas. <> Et il redit la meme demande en anglais. L'enfant ne repondit pas davantage. J'etais tres intrigue. <> s'ecria le professeur, qui, tres fier de son polyglottisme, recommenca la meme demande en francais. Meme silence de l'enfant. <>, reprit mon oncle; et il dit en cette langue: <<_Dove noi siamo?_ --Oui! ou sommes-nous?>> repetai-je avec impatience. L'enfant de ne point repondre. <> repondit le petit patre, qui s'echappa des mains de Hans et gagna la plaine a travers les oliviers. Nous ne pensions guere a lui! Le Stromboli! Quel effet produisit sur mon imagination ce nom inattendu! Nous etions en pleine Mediterranee, au milieu de l'archipel eolien de mythologique memoire, dans l'ancienne Strongyle, ou Eole tenait a la chaine les vents et les tempetes. Et ces montagnes bleues qui s'arrondissaient au levant, c'etaient les montagnes de la Calabre! Et ce volcan dresse a l'horizon du sud, l'Etna, le farouche Etna lui-meme. <> repetai-je. Mon oncle m'accompagnait de ses gestes et de ses paroles. Nous avions l'air de chanter un choeur! Ah! quel voyage! Quel merveilleux voyage! Entres par un volcan, nous etions sortis par un autre, et cet autre etait situe a plus de douze cents lieues du Sneffels, de cet aride pays de l'Islande jete aux confins du monde! Les hasards de cette expedition nous avaient transportes au sein des plus harmonieuses contrees de la terre! Nous avions abandonne la region des neiges eternelles pour celle de la verdure infinie et laisse au-dessus de nos tetes le brouillard grisatre des zones glacees pour revenir au ciel azure de la Sicile! Apres un delicieux repas compose de fruits et d'eau fraiche, nous nous remimes en route pour gagner le port de Stromboli. Dire comment nous etions arrives dans l'ile ne nous parut pas prudent: l'esprit superstitieux des Italiens n'eut pas manque de voir en nous des demons vomis du sein des enfers; il fallut donc, se resigner a passer pour d'humbles naufrages. C'etait moins glorieux, mais plus sur. Chemin faisant, j'entendais mon oncle murmurer: <> En parlant ainsi, mon oncle, demi-nu, sa bourse de cuir autour des reins et dressant ses lunettes sur son nez, redevint le terrible professeur de mineralogie. Une heure apres avoir quitte le bois d'oliviers, nous arrivions au port de San-Vicenzo, ou Hans reclamait le prix de sa treizieme semaine de service, qui lui fut compte avec de chaleureuses poignees de main. En cet instant, s'il ne partagea pas notre emotion bien naturelle, il se laissa aller du moins a un mouvement d'expansion extraordinaire. Du bout de ses doigts il pressa legerement nos deux mains et se mit a sourire. XLV Voici la conclusion d'un recit auquel refuseront d'ajouter foi les gens les plus habitues a ne s'etonner de rien. Mais je suis cuirasse d'avance contre l'incredulite humaine. Nous fumes recus par les pecheurs stromboliotes avec les egards dus a des naufrages. Ils nous donnerent des vetements et des vivres. Apres quarante-huit heures d'attente, le 31 aout, un petit speronare nous conduisit a Messine, ou quelques jours de repos nous remirent de toutes nos fatigues. Le vendredi 4 septembre, nous nous embarquions a bord du _Volturne_, l'un des paquebots-postes des messageries imperiales de France, et trois jours plus tard, nous prenions terre a Marseille, n'ayant plus qu'une seule preoccupation dans l'esprit, celle de notre maudite boussole. Ce fait inexplicable ne laissait pas de me tracasser tres serieusement. Le 9 septembre au soir, nous arrivions a Hambourg. Quelle fut la stupefaction de Marthe, quelle fut la joie de Grauben, je renonce a le decrire. <> Je la regardai. Elle pleurait en souriant. Je laisse a penser si le retour du professeur Lidenbrock fit sensation a Hambourg. Grace aux indiscretions de Marthe, la nouvelle de son depart pour le centre de la terre s'etait repandue dans le monde entier. On ne voulut pas y croire, et, en le revoyant, on n'y crut pas davantage. Cependant le presence de Hans, et diverses informations venues d'Islande modifierent peu a peu l'opinion publique. Alors mon oncle devint un grand homme, et moi, le neveu d'un grand homme, ce qui est deja quelque chose. Hambourg donna une fete en notre honneur. Une seance publique eut lieu au Johannaeum, ou le professeur fit le recit de son expedition et n'omit que les faits relatifs a la boussole. Le jour meme, il deposa aux archives de la ville le document de Saknussemm, et il exprima son vif regret de ce que les circonstances, plus fortes que sa volonte, ne lui eussent pas permis de suivre jusqu'au centre de la terre les traces du voyageur islandais. Il fut modeste dans sa gloire, et sa reputation s'en accrut. Tant d'honneur devait necessairement lui susciter des envieux. Il en eut, et, comme ses theories, appuyees sur des faits certains, contredisaient les systemes de la science sur la question du feu central, il soutint par la plume et par la parole de remarquables discussions avec les savants de tous pays. Pour mon compte, je ne puis admettre sa theorie du refroidissement: en depit de ce que j'ai vu, je crois et je croirai toujours a la chaleur centrale; mais j'avoue que certaines circonstances encore mal definies peuvent modifier cette loi sous l'action de phenomenes naturels. Au moment ou ces questions etaient palpitantes, mon oncle eprouva un vrai chagrin. Hans, malgre ses instances, avait quitte Hambourg; l'homme auquel nous devions tout ne voulut pas nous laisser lui payer notre dette. Il fut pris de la nostalgie de l'Islande. <> dit-il un jour, et sur ce simple mot d'adieu, il partit pour Reykjawik, ou il arriva heureusement. Nous etions singulierement attaches a notre brave chasseur d'eider; son absence ne le fera jamais oublier de ceux auxquels il a sauve la vie, et certainement je ne mourrai pas sans l'avoir revu une derniere fois. Pour conclure, je dois ajouter que ce <> fit une enorme sensation dans le monde. Il fut imprime et traduit dans toutes les langues; les journaux les plus accredites s'en arracherent les principaux episodes, qui furent commentes, discutes, attaques, soutenus avec une egale conviction dans le camp des croyants et des incredules. Chose rare! mon oncle jouissait de son vivant de toute la gloire qu'il avait acquise, et il n'y eut pas jusqu'a M. Barnum qui ne lui proposat de <> a un tres haut prix dans les Etats de l'Union. Mais un ennui, disons meme un tourment, se glissait au milieu de cette gloire. Un fait demeurait inexplicable, celui de la boussole. Or, pour un savant pareil phenomene inexplique devient un supplice de l'intelligence. Eh bien! le ciel reservait a mon oncle d'etre completement heureux. Un jour, en rangeant une collection de mineraux dans son cabinet, j'apercus cette fameuse boussole et je me mis a observer. Depuis six mois elle etait la, dans son coin, sans se douter des tracas qu'elle causait. Tout a coup, quelle fut ma stupefaction! Je poussai un cri. Le professeur accourut. <> Mon oncle regarda, compara, et fit trembler la maison par un bond superbe. Quelle lumiere eclairait a la fois son esprit et le mien! <> A partir de ce jour, mon oncle fut le plus heureux des savants, et moi le plus heureux des hommes, car ma jolie Virlandaise, abdiquant sa position de pupille, prit rang dans la maison de Konig-strasse en la double qualite de niece et d'epouse. Inutile d'ajouter que son oncle fut l'illustre professeur Otto Lidenbrock, membre correspondant de toutes les Societes scientifiques, geographiques et mineralogiques des cinq parties du monde. *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK, VOYAGE AU CENTRE DE LA TERRE *** This file should be named 7vcen10.txt or 7vcen10.zip Corrected EDITIONS of our eBooks get a new NUMBER, 7vcen11.txt VERSIONS based on separate sources get new LETTER, 7vcen10a.txt Project Gutenberg eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the US unless a copyright notice is included. Thus, we usually do not keep eBooks in compliance with any particular paper edition. We are now trying to release all our eBooks one year in advance of the official release dates, leaving time for better editing. Please be encouraged to tell us about any error or corrections, even years after the official publication date. Please note neither this listing nor its contents are final til midnight of the last day of the month of any such announcement. The official release date of all Project Gutenberg eBooks is at Midnight, Central Time, of the last day of the stated month. A preliminary version may often be posted for suggestion, comment and editing by those who wish to do so. Most people start at our Web sites at: http://gutenberg.net or http://promo.net/pg These Web sites include award-winning information about Project Gutenberg, including how to donate, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter (free!). Those of you who want to download any eBook before announcement can get to them as follows, and just download by date. 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If the value per text is nominally estimated at one dollar then we produce $2 million dollars per hour in 2002 as we release over 100 new text files per month: 1240 more eBooks in 2001 for a total of 4000+ We are already on our way to trying for 2000 more eBooks in 2002 If they reach just 1-2% of the world's population then the total will reach over half a trillion eBooks given away by year's end. The Goal of Project Gutenberg is to Give Away 1 Trillion eBooks! This is ten thousand titles each to one hundred million readers, which is only about 4% of the present number of computer users. Here is the briefest record of our progress (* means estimated): eBooks Year Month 1 1971 July 10 1991 January 100 1994 January 1000 1997 August 1500 1998 October 2000 1999 December 2500 2000 December 3000 2001 November 4000 2001 October/November 6000 2002 December* 9000 2003 November* 10000 2004 January* The Project Gutenberg Literary Archive Foundation has been created to secure a future for Project Gutenberg into the next millennium. We need your donations more than ever! 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